Mais puisque l’on n’arrête pas de vous le répéter, la France se droitise, par Johann Chapoutot

Ce sont les chaînes d’information en continu qui le disent. Mais comment peut-on sérieusement considérer une matinale bolloréenne comme un reflet du «pays réel», expression de Maurras reprise par Macron ?

CNews et BFM le disent, des chaînes branchées en permanence dans des cabinets ministériels, soucieux de «sentir» le pays. Ici, après le Conseil des ministres du 24 janvier 2024. (Amaury Cornu/Hans Lucas. AFP)

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 18 avril 2024 à 11h07

C’est au nom du «pragmatisme», son marqueur supposé, que le «nouveau monde» de 2017 glisse sans fin vers la droite, car c’est bien la France, argue-t-on, qui se droitise. La preuve, CNews et BFM le disent, des chaînes branchées en permanence dans des cabinets ministériels, soucieux, par là, de «sentir» le pays. Peut-on sérieusement considérer une matinale bolloréenne comme un reflet du «pays réel», expression de Maurras reprise par Macron ? Un brin de sociologie révèle, avec Bourdieu, que «l’opinion publique n’existe pas» : les «sondages» n’explorent que les obsessions de leurs commanditaires qui inscrivent, en définissant les questions et les réponses, tel thème ou tel «débat» à l’agenda médiatique et politique.

Il existe bel et bien une «fabrique de l’opinion», comme le montrent les travaux de Patrick Champagne et de Loïc Blondiaux, les chaînes dites d’information en continu n’étant que les caisses de résonance de cette vox populi hâtivement construite. Grosses caisses, car le travail de journalisme (enquête, reportage, croisement des sources pour l’établissement scrupuleux des faits) y est liquidé au profit d’un plateau d’intervenants avariés – toutologues impénitents, éditorialistes immarcescibles (la séquence qui oppose Michaël Zemmour, un universitaire qui travaille et sait de quoi il parle, à FOG [Franz-Olivier Giesbert], est devenue iconique), personnalités sur le retour trop heureuses de bavasser avec l’animateur pour meubler du temps d’antenne et proposer une version cathodique du bistro, avec ses approximations péremptoires et son avachissement permanent – plateau qui ne coûte quasiment rien par rapport à un réel travail de presse.

Quand l’argent s’achète sa prophétie autoréalisatrice

Ce modèle économique a tout pour séduire le milliardaire propriétaire local, soucieux de répandre à moindres frais des idées, des mots et une grammaire politique propres à satisfaire ses objectifs – destruction de l’Etat-providence par la poursuite inconsidérée d’une politique fiscale et sociale inepte (Drahi, Saadé, à l’extrême centre), ou croisade culturelle et religieuse (Bolloré, extrême droite). L’argent s’achète ainsi sa prophétie autoréalisatrice : la France est de droite, puisqu’on ne cesse de vous le répéter.

Ce n’est pas vraiment ce que montrent d’autres enquêtes, comme celles menées par Libération depuis le premier confinement et, plus récemment, par les Echos, quotidien au bolchevisme très tempéré, ou les études qualitatives du Cevipof et de la Fondation Jean-Jaurès : des «valeurs» comme le partage, la solidarité et l’égalité apparaissent singulièrement plus populaires que la guerre darwinienne de «ceux qui ont réussi» (les héritiers, en gros) contre «ceux qui ne sont rien» et autres enfantillages macrono-lepénistes. Bizarrement, ce ne sont pas ces résultats-là qui font la une des médias d’extrême centre – droite, de plus en plus à l’unisson : d’une part, concurrence oblige, BFM se met dans la roue de CNews et, d’autre part, tout le XXe siècle en témoigne, le centre file toujours à droite, car l’ennemi est le même (le communiste jadis, l’écoterroriste, le zadiste et le décroissant aujourd’hui) et la vision du monde (sociale darwinienne, productiviste, extractiviste, technosolutionniste –, bref, capitaliste à tous crins) est, dans l’essentiel, partagée.

Et l’aile gauche de la macronie ?

Certes, il y a les questions sociétales, qui peuvent faire couiner les plus délicats des (extrême-) centristes (alias l’«aile gauche de la macronie», entité fantomatique), rebutés par les pulsions xénophobes, religieuses et plébéiennes (Hanouna) de l’extrême droite mais, en cas de second tour Le Pen-Mélenchon, le cœur balancera, et pas forcément à gauche. Les libéraux-autoritaires de 2017 (l’alliance Le Maire-Benalla) ont toujours été de droite, mais leur dérive vers l’extrême droite est, comme en témoignent le vote de la loi immigration et le pacte de non-agression Macron-Bolloré scellé à l’automne, plus rapide et plus inquiétante que ne le laissaient redouter des précédents historiques comme le virage à droite du Parti radical en 1938 (bien rappelé par Michaël Foessel dans son si intelligent Récidive) ou le hara-kiri des libéraux-conservateurs allemands à l’automne 1932, qui ont installé les nazis au pouvoir.

Parmi eux, Alfred Hugenberg : ce financier, devenu magnat de l’industrie minière, était un passionné de médias et se mit à investir dans la presse, le cinéma et la radio, créant le type de l’industriel de l’information que les Berlusconi et Bolloré allaient ensuite incarner. Animé d’une foi pangermaniste et raciste missionnaire, il inonda la presse nationale et régionale, mais aussi les films et les actualités cinématographiques de cet ethnonationalisme que les nazis partageaient. Il en fut récompensé en étant nommé ministre de l’Economie du cabinet Hitler, le 30 janvier 1933 dont, cannibalisé, il démissionna six mois plus tard. Il dut alors céder son empire médiatique à ses encombrants amis et se résigna à couler, jusqu’en 1945, de douces années à faire ce que ses amis d’extrême-centre et lui faisaient au fond de mieux : de l’argent.

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