Au gouvernement, le n’importe quoi permanent des bébés Chirac, par Johann ChapoutotChronique

Pourquoi tant de sottises et d’absurdités débitées par des représentants du supposé «nouveau monde» ? Derrière la logorrhée de non-sens quasi permanent se dessine une pente très à droite qui menace la raison et la possibilité même de la vie démocratique.

Lors d’une conférence de presse d’Emmanuel Macron à Paris, le 16 janvier. (Albert Facelly/Libération)

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 16 mai 2024 à 5h20

Le récent «devoir de visite» des pères séparés s’ajoute à la lassante litanie des propos à l’emporte-pièce, ouvertures de «débats» et autres brisements de «tabous» auxquels l’exécutif, dans la droite ligne de Nicolas Sarkozy, nous a accoutumés depuis 2017. En politique étrangère, on se souvient de la consternante«coalition internationale» contre Daech et le Hamas qui, soufflée par BHL, avait réussi à embarrasser Nétanyahou lui-même. Encore une fulgurance géniale qui a affligé les diplomates ainsi que tous les spécialistes de la région, mais le «camp de la raison» n’en est pas à une absurdité près.

Exerce un non-métier, tu seras ministre et tu iras chez Hanouna

Immanquablement, la question se pose : pourquoi tant de sottises ? Il y a un problème de compétence voire, tout simplement, de niveau, c’est certain. A un observateur qui faisait remarquer que ce n’était pas un gouvernement, mais une Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté), je rétorquais que les élèves qui y sont scolarisés sont plus méritants, car ils n’ont hérité de rien – ni capital social, ni capital financier, ni rien qui les prédispose à la transhumance mécanique qui mène des bahuts privés du VIe ou du VIIe arrondissements parisiens à une école de commerce quelconque (Sciences-Po inclus), à baigner dans les petits milieux où se recrute le tout-venant de la macronie – mélange détonant de morgue, de médiocrité intellectuelle et de brutalité. Inutile de s’attarder sur les cas, abondamment documentés, des Thévenot, Bergé et autres Maillard et Bataillon, mais une étude plus exigeante s’impose sur le vivier de recrutement de ces individus : la com, le conseil, le management – bref, tout ce que David Graeber sublimait sous la catégorie des bullshit jobsoù l’on ne fait rien, où l’on ne crée rien, où l’on ne laisse ni œuvre ni héritage (sinon la destruction de ce qui a été patiemment construit) et où l’on peut officier sans autre compétence que celle de l’enfumage, qui consiste à vendre et à se vendre.

On est ainsi passé de la République des professeurs (la IIIe République, en gros, et une partie de la IVe) à celle des énarques (la Ve), avant l’avènement du supposé «nouveau monde», qui marque la prise de pouvoir des piliers de BDE, anticipée, en 2007, par les Sarko boys. Sociologues et historiens de l’éducation montrent que la bourgeoisie connaît une crispation utilitariste, accentuée par Parcoursup. Elle envoie sa progéniture dans des lieux où l’on n’apprend rien, mais qui permettent de poursuivre l’entre-soi des écoles privées et de parfaire son petit réseau. L’électorat âgé qui vote pour le «nouveau monde» trouve donc dans l’embarrassante nuée de cancres qui bavarde à la télévision une confirmation des choix effectués pour ses enfants : fais de fausses études, exerce un non-métier, tu seras ministre et tu iras chez Hanouna.

Décomposition avancée du chiraquisme

Autre paramètre, plus simplement générationnel : nous avons affaire à des bébés Chirac, c’est-à-dire à des gens qui ont identifié le pouvoir avec la rhétorique éventée du n’importe quoi permanent. On se souvient en effet que Chirac avait tutoyé l’extrême droite («facho Chirac» en 1979, 1986, 1990) avant d’être statufié en garant de la République (2002), qu’il avait été keynésien (1974), puis thatchérien (années 80), puis radical-socialiste (1994-5), avant d’être néolibéral (1995-7), puis écologiste, etc. Celles et ceux qui ont grandi avec un Zébulon pareil ont pu penser que, après tout, rien n’avait de sens puisque l’on pouvait passer son temps à mentir, à nier l’évidence (sur le front des affaires notamment), à changer de pied incessamment tout en étant un modèle de longévité politique.

La décomposition avancée du chiraquisme, c’est le «en même temps», laborieusement érigé en une triangulation qui fait perdre la boussole – mais en ont-ils jamais eu une, à part l’intérêt propre (être au pouvoir) et celui des catégories sociales (âgées et aisées) qui les élisent et les financent ? Car derrière la logorrhée de non-sens quasi permanente, il y a une pente (très) à droite, servie par cet usage fautif du langage : quand la destruction du droit du travail se fait au nom de la «bienveillance», quand le dialogue social passe par la répression policière et quand on lutte contre l’extrême droite en réhabilitant Pétain et Maurras, en votant la loi immigration et en passant un accord médiatico-politique avec Bolloré, on détruit le langage, la raison et la possibilité même de la vie démocratique. Encore un moyen de faciliter l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, qui se repaît de la détresse intellectuelle incarnée et entretenue par ce gibier de plateau télé qui nous tient lieu de pouvoir.

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