Intelligence artificielle : Arthur Mensch et Mistral AI, le réseau du plus fort ?

A 32 ans, le patron de Mistral AI, licorne portée par toute la macronie et valorisée aujourd’hui à 6 milliards d’euros, entend rivaliser avec Meta, Google, OpenAI… Mirage ou réalité ? «Libé» retrace une success story éclair teintée de doutes.

Arthur Mensch, cofondateur de Mistral AI, le 28 octobre à Paris. (Cyril Zannettacci/VU’ pour Libération)

par Arthur Cerf

publié le 28 octobre 2024 à 19h36

Ça démarre mal. Déjà, ça s’appelle le Chat. C’est un robot conversationnel du type ChatGPT, mais français. Au printemps 2024, on lance la conversation :

«Qui est Arthur Mensch ?

 Arthur Mensch est un développeur de logiciels et un contributeur actif à la communauté open source […]. En plus de son travail dans le développement de logiciels, Arthur Mensch est un musicien accompli et un passionné de musique électronique. Il vit actuellement à Berlin, en Allemagne.

— T’es sûr ?

— Je suis désolé, il semble que j’ai fait une erreur dans ma réponse précédente. Après vérification, Arthur Mensch n’est pas un développeur de logiciels ou un contributeur open source connu. Il est possible que je me sois trompé dans ma réponse en raison d’une confusion avec une autre personne portant le même nom.

— Merci d’avoir vérifié. Ce malentendu dissipé, peux-tu m’en dire plus sur Arthur Mensch ?

— Je suis désolé, mais je n’ai pas pu trouver d’informations fiables sur une personne nommée Arthur Mensch. Il est possible que cette personne ne soit pas une figure publique ou qu’elle n’ait pas de présence en ligne significative.»

Essayons encore : quand on demande au Chat qui sont ses créateurs, il cite trois noms qui ne sont pas ceux des fondateurs de Mistral AI ; quand on réclame la date de création de la société, il répond 2018 (raté) ou 2020 (encore raté, la bonne réponse est 2023). Dans le jargon de l’intelligence artificielle, ce type d’erreurs porte un nom : hallucination.

Il y a de quoi se frotter les yeux. Avec ses cheveux impeccablement ébouriffés, Arthur Mensch est le visage français de l’intelligence artificielle. A 32 ans, il est donc à la tête de Mistral AI, une société valorisée à près de 6 milliards d’euros et qui en a déjà levé 1 milliard depuis sa création, portée aux nues comme le champion européen de l’intelligence artificielle… Dès le départ, le trentenaire prévenait la concurrence dans le Financial Times : «We compete with everybody.» En bon français : «On prend tout le monde.»

Une drôle de licorne

En dix-huit mois, on l’a vu : sur scène avec Emmanuel Macron lors du grand salon VivaTech ; en conférence dans la Silicon Valley ; en photo dans le New York Times ou le Wall Street Journal ; dans tout ce que la presse compte de classements étonnants, 45e dans la liste des Français les plus riches de Challenges, l’une des 100 personnes les plus influentes de l’IA selon Time – dont le propriétaire se trouve être directeur général de l’éditeur de logiciels Salesforce, investisseur dans Mistral – ou encore, le 22 mai, face à une assemblée de sénateurs grisonnants le scrutant avec un mélange de fascination et d’inquiétude sur l’avenir. Dans la French Tech, pluie de louanges : c’est un «talent extraordinaire», un «petit génie», «un exemple qu’on aimerait voir se reproduire», le chouchou d’Emmanuel Macron, qui faisait encore la promotion de Mistral AI dans une interview publiée le 9 octobre dans le magazine américain Variety. Drôle de licorne, avec un président de la République comme VRP et des levées de fonds pilotées par des boîtes américaines.

L’édito de Dov Alfon

Intelligence artificielle : Arthur Mensch, le mystère Mistral

Idées et Débats

28 oct. 2024

«Dans la Silicon Valley, personne ne les connaît», relativise l’ingénieur français Luc Julia, concepteur de l’assistant vocal Siri et auteur de l’ouvrage l’Intelligence artificielle n’existe pas (First, 2019). «C’est une ruée vers l’or, vous allez tomber sur pas mal de vendeurs de pelles», avertit un chercheur. Du calme, donc. Quand Mistral AI annonçait un tour de table à 600 millions d’euros en juin, Open AI en levait 6,6 milliards début octobre. Dans la course aux meilleurs modèles d’IA, Mistral peut-il être un winner ?

Raconter l’histoire de Mistral AI, c’est avancer sur un fil entre purs fantasmes et réelles avancées technologiques.C’est, aussi, entrer dans la fabrique d’un champion européen de l’IA, de Strasbourg à la Californie, en passant par les dorures de la République, tenter de saisir un monde nouveau où les rois de l’IA sont considérés comme des chefs d’Etat. C’est, enfin, retracer le parcours d’un cerveau formé dans le public en train de se muer en entrepreneur à l’américaine, convoqué par une époque pour devenir un genre de Sam Altman français, ou d’Elon Musk à l’européenne. En a-t-il vraiment envie ?

Arthur Mensch avec Bruno Le Maire, alors ministre de l’Economie, le 13 mai à Versailles. (Eliot Blondet/SIPA)

Il n’a pas donné d’interview depuis des mois. Après plusieurs tentatives laissées sans réponse, un rendez-vous est fixé sur un produit de son principal concurrent : Google Meet. Finalement, ce sera un bon vieux coup de téléphone. «Vous avez dix-neuf minutes avec lui», indique l’attaché de presse. C’est à l’américaine. Top chrono. «C’est la course, convient d’emblée celui qui, il y a encore deux ans, n’avait jamais dirigé une entreprise. En ce moment, je passe du temps sur le produit, sur la vente, beaucoup de temps sur le recrutement : c’est le rôle d’un CEO.» Voix tranquille, réponses sympatico-mécaniques, exercice oblige. Quand on lui dit que le Chat hallucine – phrase étonnante à écrire –, il répond comme un garagiste qui vient de jeter un œil sous le capot : «C’est assez simple : le modèle que vous avez utilisé il y a plusieurs mois, c’est un modèle qui n’était pas du tout connecté à des sources extérieures de données. La manière dont ça se résout, c’est simplement en connectant ce modèle à des sources de connaissances, à Internet, à Wikipédia…» Approche d’ingénieur : dans sa vision, comme dans son parcours, tout est une affaire de logique.

La France a un incroyable talent

Naissance à Sèvres, dans les Hauts-de-Seine, scolarité toute droite (Polytechnique, Télécom Paris, Ecole normale supérieure) et passion pour les ordinateurs. A 14 ans, il installe Linux sur son PC et découvre les joies de l’open source, des programmes informatiques dont chacun peut s’emparer, comme le lecteur VLC ou le moteur de recherche Mozilla Firefox. En 2015, premier stage à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). «L’une des raisons pour lesquelles il voulait nous rejoindre, c’est qu’on a toujours fait du logiciel libre», rappelle Gaël Varoquaux, chercheur à l’Inria, qui fut aussi l’un de ses directeurs de thèse. «Arthur est un adepte de ce qu’on appelle la recherche reproductible, explique le professeur Jalal Fadili. C’est-à-dire que j’écris un papier et pour prouver ma thèse, je mets à disposition mes codes et mes résultats afin que la communauté puisse s’en emparer.» Ils se souviennent d’un étudiant «brillant», «un peu réservé», «un peu dans son monde», du genre à faire des randonnées ou des «hackathons», soit des retraites où des geeks se retrouvent pour résoudre un problème informatique sur une période donnée. «Pas d’appétence particulière pour l’entrepreneuriat, pointe le chercheur Julien Mairal. On ne se disait pas qu’il deviendrait PDG d’une boîte valorisée à plusieurs milliards.» Une thèse à intitulé difficile, «Apprentissage de représentations en imagerie fonctionnelle» en l’occurrence, 200 pages mêlant mathématiques, informatique, algorithmique… et en anglais. Jalal Fadili, qui fut le président du jury de sa soutenance, fait partie des fans : «C’est Arthur, quoi : il fait tout bien.»

Quand Mensch présente sa candidature au CNRS, Google – qui a accueilli les plus grands, tel le futur Prix Nobel de physique Geoffrey Hinton – frappe à la porte, via DeepMind, une société entre la start-up et le laboratoire, cofondé par un autre Prix Nobel (de Chimie, celui-là), Demis Habassis. Le jeune chercheur hésite, passe des heures avec ses professeurs au téléphone… «C’est quelqu’un qui a une conscience aiguë de l’intérêt public, croit Jalal Fadili. Quand on fait de la recherche fondamentale dans le public, on a plus de liberté, on peut bosser sur un sujet de niche et ouvrir un horizon pas encore perceptible.» Gaël Varoquaux a lui aussi droit à un coup de fil : «Il se posait beaucoup de questions : est-ce qu’il allait pouvoir faire de la science de qualité ? Une entreprise comme Google a beaucoup plus de ressources de calculs à sa disposition et les salaires y sont cinq fois plus élevés…» Effet de fuite des cerveaux : en 2020, Mensch file chez Google, mais reste à Paris, où la firme a ses bureaux. A 28 ans, il a un pied en France, l’autre en Amérique.

Gaver le perroquet de données

Pour comprendre la suite, prenons un peu de recul : depuis son apparition dans le domaine scientifique en 1956, l’intelligence artificielle a connu des hypes et des désillusions, des hivers dans les années 70 et 80, des gels des financements… Depuis une dizaine d’années, l’IA connaît un nouveau printemps avec l’essor des intelligences artificielles génératives et des LLM, les grands modèles de langage. Créer un LLM, c’est inventer ce qu’Emily Bender, chercheuse en linguistique computationnelle à l’université de Washington, a appelé un «perroquet probabiliste» : autrement dit, ces IA ne savent pas penser comme les humains, mais les imiter, à grand renfort de statistiques.

D’abord, il faut un «réseau neuronal», soit un type d’architecture informatique avec des neurones artificiels tous reliés en fonction de leur voisinage sémantique, selon des milliards de paramètres. Ensuite, nourrir le perroquet, le gaver de données, beaucoup de données : c’est la phase d’entraînement du réseau neuronal. Puis, le réseau neuronal évalue la probabilité qu’un terme succède au suivant. En vérité, c’est même un peu plus qu’un perroquet : un LLM peut prédire la suite d’une phrase, remplir un texte à trou. Exemple. Si on prend le début de phrase : «Arthur Mensch est un…», le modèle attribuera une certaine probabilité aux occurrences «scientifique», «entrepreneur», «patron de Mistral AI». Sauf hallucination, auquel cas il parlera d’un musicien berlinois.

Depuis 2012, et la victoire du réseau neuronal AlexNet lors d’une grande compétition annuelle nommée ImageNet, le boom de l’IA repose sur un paradigme : big is beautiful, les modèles les plus performants sont ceux entraînés sur les plus grands jeux de données, donc les plus coûteux, les meilleurs modèles sont les plus gros modèles, ce qui renforce les plus gros acteurs. En 2022, OpenAI lance ChatGPT 3.5 et Google sort son modèle Chinchilla. La course est lancée, les concurrents publient de moins en moins et se font secrets sur leurs résultats. Chez DeepMind, l’équipe s’agrandit. Parmi les pionniers, Arthur Mensch, qui se pose de nouvelles questions, ou toujours les mêmes : partir ou bien rester ? La France ou l’Amérique ? A la Big Tech, il préfère la start-up nation. «J’ai toujours eu à cœur de promouvoir une excellence technologique en Europe, résume-t-il. DeepMind, c’était très bien, hein, simplement, on avait l’opportunité de faire quelque chose nous-mêmes et de faire différemment.» Super pitch.

Les cofondateurs de Mistral AI, Guillaume Lample, Timothée Lacroix et Arthur Mensch, le 15 septembre 2023. (Renaud Khanh/Andia)

En avril 2023, Arthur Mensch dépose les statuts de Mistral AI avec deux jeunes comme lui, Guillaume Lample et Timothée Lacroix, passés par les labos de Meta pour mieux en revenir. Ils veulent aller vite, avec une petite équipe, de l’agilité et de l’open source, c’est-à-dire publier leurs modèles en accès libre, philosophie reproductible toujours. La French Tech se met en ordre de bataille. Les fondateurs d’Alan, une licorne française spécialisée dans la santé, entrent au capital. L’ancien secrétaire d’Etat au Numérique Cédric O enfile le costume de «consultant-fondateur». «Dans le monde, il doit y avoir une cinquantaine de personnes qui maîtrisent parfaitement les technologies de l’IAdéclarait-il aux Echos en janvier 2024. Les trois cofondateurs en font partie.» Il achète 17 610 actions à 1 centime.

«C’est un malpoli»

Dès le départ, tout va très vite. En quelques mois, Mistral devient la nouvelle tête de gondole de la start-up nation. Trois mois après son lancement, elle annonce lever 105 millions d’euros, notamment auprès de Xavier Niel, Rodolphe Saadé ou Eric Schmidt, l’ancien patron de Google. En juin 2023, Arthur Mensch s’affiche avec Emmanuel Macron. En décembre 2023, nouvelle levée : 385 millions d’euros. La start-up sort un modèle nommé Mistral 7B, pour un robot entraîné sur 7 milliards de paramètres, contre 175 milliards pour son concurrent d’Open AI. L’équipe s’agrandit, les modèles aussi, Mistral 8x7B, Mistral Large, le Chat… La licorne s’étend, ouvre un bureau à Londres, un autre aux Etats-Unis. Pour son premier anniversaire, encore une levée : 600 millions d’euros. Les actions de Cédric O valent désormais plusieurs dizaines de millions.

Maintenant la question : que valent donc les modèles de Mistral AI ? Le pitch repose sur plusieurs idées. La première : faire aussi bien que la concurrence, avec moins de moyens. «Ça impressionne moins que ChatGPT, analyse Julien Mairal de l’Inria. Ils doivent se positionner sur un segment plus raisonnable : Mistral, ce sont des modèles qui évoluent, plus légers et qui coûtent moins cher à faire tourner.» «L’enjeu, c’est l’IA frugale, insiste Jalal Fadili. On arrête avec le big is beautiful, on n’a pas besoin de modèles surparamétrés, on n’est pas obligés de scrapper tout le Web en faisant fi des droits d’auteur. » La deuxième : l’open source. Contrairement à ses concurrents, la start-up se targue de mettre une partie de ses modèles à la disposition des développeurs, qui peuvent s’en emparer et en faire ce qu’ils veulent, les adapter à une langue, une culture européenne.La troisième : c’est donc un enjeu culturel, de soft power et de souveraineté. «Aujourd’hui, quand on parle de Mistral, on parle de la position de la France et de l’Europe dans l’industrie numérique», resitue Gaël Varoquaux. «Quoi qu’il arrive, c’est important d’avoir des acteurs qui ne sont pas uniquement aux mains des Américains», juge Julien Mairal. Une dernière, plus troublante : tout un tas de gens n’y comprennent rien, et ont peur de rater le train.

Le 21 novembre 2023, Pascal Rogard, directeur de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), attend Arthur Mensch dans son bureau. Ici, il a reçu les plus grands : le patron de Netflix, Reed Hastings, des pontes de Microsoft, Google… A 9 heures du matin, les cafés sont prêts, les croissants également. A 9h30, toujours personne. Quand il demande des nouvelles, on lui répond qu’Arthur Mensch a oublié leur rendez-vous. L’entrevue est remise à la semaine suivante. La veille, nouvelle annulation. Alors pour Pascal Rogard, ce n’est plus un petit génie ou un entrepreneur qui en veut. «C’est simple, dit-il. C’est un malpoli.» Preuve qu’on ne lève pas des millions par centaines sans s’attirer quelques critiques.

Tout va de plus en plus vite, y compris la législation. Fin 2023, les négociations sur l’AI Act, le règlement européen sur l’intelligence artificielle, avancent entre, d’un côté, les pro-innovation et de l’autre, les pro-régulation. Le point de crispation : l’obligation, prévue par la loi, pour les entreprises d’IA de publier un résumé détaillé des données utilisées pour entraîner leurs modèles. La France cherche à constituer une minorité de blocage avec l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie. Bercy et l’Elysée font pression pour protéger les start-up. «Pour la première fois dans son histoire, la France a renié ses valeurs historiques sur le droit d’auteur, estime Pascal Rogard, de la SACD. Tout cela pour faire plaisir à Mistral.» L’entreprise est en première ligne du lobbying. Cédric O manœuvre en coulisses. «Son lobbying était légitime mais aussi insistant, raconte Brando Benifei, rapporteur du projet de loi. Il rencontrait des membres du Parlement, il utilisait son influence, il a été si insistant que ça a fini dans la presse.» Le 2 février, après sept mois d’opposition, la France accepte finalement de valider l’AI Act. Sollicité par Libération,l’ancien commissaire européen Thierry Breton n’a pas répondu.

«On n’a rien dit derrière des portes fermées, on a été parfaitement transparents sur ce qu’on disait, reprend Arthur Mensch. La chose à réguler, ce sont les applications de la technologie, ce qu’on en fait, plutôt que la technologie qu’on utilise.» Sur la question du droit d’auteur, le jeune PDG se veut optimiste. «Aujourd’hui, on est en relation amiable avec les ayants droit, parce qu’on cherche à trouver des solutions pour que la valeur soit bien partagée, dit-il. A ce titre, on travaille avec des médias, des auteurs, pour le faire correctement. On travaille aussi avec les ayants droit pour trouver une implémentation de l’AI Act sur le sujet de la transparence sur le jeu de données d’entraînement qui convienne à tout le monde.» Interrogé sur le rôle du conseiller fondateur par la commission des affaires économiques du Sénat, le jeune PDG répondait ceci : «Je pense qu’il y a une crispation française sur les allers-retours entre le privé et le public. A ce titre, je pense que ce n’est pas une bonne frustration, je pense que ça facilite plutôt la communication, et cette communication est importante. Cédric O n’a aucun conflit d’intérêts dans sa participation à Mistral.»

«Nous vivons dans une bulle»

Fin février, nouveau coup de tonnerre. Mistral AI annonce un partenariat avec le géant Microsoft. «Nous étions en colère car Mistral n’a pas été honnête, explique l’eurodéputé Brando Benifei. Ils faisaient pression en nous disant qu’on réduisait leur compétitivité par rapport aux entreprises américaines, tout en gardant le secret sur leur accord avec Microsoft.» Plusieurs députés européens écrivent une lettre à la Commission pour demander une enquête sur le lobbying exercé par la start-up française. Sur X toujours, Arthur Mensch écrivait que l’annonce avait donné lieu à des «interprétations créatives» «C’est un petit investissement passif, au titre d’un petit partenariat de distribution, comme on aurait pu en faire plein avec Snowflake, Amazon, Google… Aujourd’hui, on est tout à fait indépendants et on maintient cette indépendance dans notre structure et notre gouvernance et surtout dans la manière dont on distribue les modèles.» Sur X, l’assistant parlementaire Kai Zenner publiait ceci : «Mistral AI n’a plus rien du champion européen indépendant que nous avions en tête au moment des négociations sur l’AI Act.» Peut-il seulement l’être ?

Arthur Mensch le pense toujours : «Aujourd’hui, on promeut une entreprise mondiale dont le quartier général se trouve en France. C’est notre ambition de rivaliser avec eux, on a démontré qu’avec le capital qu’on avait pu lever, on avait réussi à faire des modèles qui étaient compétitifs avec ceux de nos concurrents. Nos derniers modèles sont tout à fait au niveau des modèles d’Open AI, il n’y a aucune raison que ça s’arrête, et ça ne va pas s’arrêter.» Les spécialistes attendent de voir, certains parlent d’une perte d’indépendance : «Quand on est acteur de ce monde, on a besoin de ressources de calculs, il y a un risque de se rendre dépendant, éclaire Gaël Varoquaux. On est sur des investissements dingues, avec des risques de pertes de contrôle et de vassalisation.»

D’autres critiques ne tardent pas à affleurer : pour protéger ses secrets de fabrication, Mistral ne publie qu’une partie de ses modèles en open source. «Aujourd’hui, assure Arthur Mensch, on promeut un modèle beaucoup plus ouvert que nos concurrents. Je suis persuadé que l’open source, c’est ce qui permet d’avoir le niveau de décentralisation dont on a besoin pour les technologies aussi importantes pour l’humanité.»

Plus globalement, le secteur de l’IA fait face aux doutes sur l’éclatement d’une bulle. A l’été 2024, la course se poursuit, les gros bouffent les petits : Amazon a recruté les équipes de la start-up Adept, Google a embauché celle de Character, et Aleph Alpha, la cousine allemande de Mistral, a mis le genou à terre après la publication d’une enquête du Manager Magazin. D’une voix sereine, Arthur Mensch relativise : «L’importance de l’IA générative est, aujourd’hui et dans les années qui viennent, absolument incontestable. C’est une technologie frontière, qui va changer la manière dont on crée du logiciel, la manière dont on travaille dans les entreprises. C’est une technologie qui va prendre du temps à être adoptée, mais fondamentalement, assez puissante pour tout changer là où on l’utilise.»

Une inconnue, pas des moindres, demeure sur le modèle économique : «la question à 600 milliards de dollars sur l’IA» selon David Cahn, associé de Sequoia Partners, un fonds d’investissement de la Silicon Valley. «Ce qu’on observe, poursuit Arthur Mensch, c’est qu’il y a effectivement beaucoup d’investissements, chez nos concurrents aussi, pour accélérer cette adoption-là. Entre les investissements et le retour, il y a un temps de latence et un peu d’incertitude, mais ce qui est certain, c’est que le retour sera présent.» Tout est sous contrôle. Gaël Varoquaux nuance : «Nous vivons dans une bulle, mais ce n’est pas une bulle creuse, ce qu’il y a derrière la bulle, ce n’est pas vide.»

«Il n’a pas pris la grosse tête»

Pour parler des intelligences artificielles génératives, l’ingénieur Luc Julia emploie déjà le passé. «C’est une aberration écologique et il y a zéro modèle économique.» Selon le professeur Jalil Fadili, Mistral fait face au même défi : «Au-delà de la viabilité économique, il reste la question de la soutenabilité du modèle d’un point de vue environnemental et énergétique.» Arthur Mensch en convient : il y a là un sujet. «C’est un enjeu majeur, qu’on a toujours eu en tête, en particulier parce que c’est quelque chose qui est plus important et plus considéré en Europe, concède-t-il. Aujourd’hui, on a la meilleure technologie pour faire des petits modèles qui se déploient sur des téléphones et des ordinateurs. Ça permet d’éviter de faire des déploiements sur le cloud. C’est une des manières de réduire l’empreinte carbone de nos modèles.» Approche d’ingénieur : un problème, une solution.

Contrairement à ses homologues américains, il réfute l’idée selon laquelle l’humanité courrait un risque existentiel face à l’intelligence artificielle. «C’est un débat absurde, tranche-t-il. La question de la perte de contrôle, c’est une distraction par rapport à d’autres sujets qui sont plus importants, comme la diversité culturelle, les sujets de modération, les questions de sûreté. Ce serait une distraction d’aller regarder ce qui se passerait si les technologies qu’on construit devenaient autonomes. Ça ne veut rien dire.» Hier chercheur dans le public, voilà Arthur Mensch dans le costume d’un entrepreneur à l’américaine, voire d’un ambassadeur de l’IA, tels Altman ou Musk«Une chose le distingue de tous ces gens-là, souligne Gaël Varoquaux. Arthur a gardé une rigueur intellectuelle et scientifique. Il n’a pas pris la grosse tête, il n’est pas dans une posture délirante et il n’a pas d’ego démesuré comme Elon Musk. Est-ce que la société française serait rassurée de voir émerger un Elon Musk en France ? Pas forcément.» Pour le comprendre, Jalal Fadili donne un indice. «Quand il a sorti le Chat, la première chose qu’il a faite, c’est publier un papier, dit-il. Dans l’âme, ça reste un ingénieur.»

Le problème des hallucinations persiste. La solution : «Le sujet des hallucinations nécessite de considérer cette technologie comme un ensemble de systèmes complexes, qui ont des entrées et des sorties, et qui sont connectés à des sources de données mises à jour en permanence, plutôt que comme un modèle pur», détaille Arthur Mensch.

Il convient d’ailleurs de le préciser : six mois après notre premier essai sur le Chat, les fautes sont corrigées. Désormais, quand on demande au robot qui est son créateur, bingo : «Arthur Mensch est un entrepreneur français, cofondateur de Mistral AI, une start-up basée à Paris spécialisée dans le développement de modèles de langage avancés. Mistral AI a été créé en avril 2023 et se concentre sur l’innovation dans le domaine de l’intelligence artificielle, en particulier les modèles de langage de grande taille.» Et c’est déjà pas si mal.

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Manouchian et son groupe ne se sont pas battus pour cette «France à l’envers», par Johann Chapoutot

Attention à la confusion permanente de grands discours creux. Les 23 résistants fusillés au Mont-Valérien ne sont pas morts pour la «loi immigration», la fin du droit du sol ou la destruction des services publics…

Monument en hommage au groupe Manouchian, portrait en bronze de Missak Manouchian, au cimetière d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), le 9 février 2024. (Amaury Cornu/Hans Lucas. AFP)

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 21 février 2024 à 6h46

Visages patibulaires et mal rasés, mines sinistres. Et des noms pas de chez nous, parfois imprononçables : Grzywacz, Witchitz, Alfonso… Des identités allogènes, collées contre les murs : «communiste italien», «Juif hongrois», «Espagnol rouge». La racaille de l’époque – il y a 80 ans, en février 1944 : les services de propagande allemands placardaient ce que la chanson de Léo Ferré, en 1961, allait appeler l’Affiche rouge, qui dénonçait ces «terroristes», membres de «l’armée du crime». Tous immigrés, tous communistes, le plus souvent juifs, comme le développe le texte d’un tract qui reproduit l’affiche : si quelques bons français égarés commettent parfois des actes de «terrorisme» (le nom que Vichy et les nazis donnent à la Résistance), «ce sont toujours des étrangers qui les commandent, ce sont toujours des chômeurs et des criminels professionnels qui exécutent». Déjà cette obsession de l’étranger et du chômeur, incarnation, avec le Juif, de «l’anti-France».

C’est la police française, la Brigade spéciale numéro 2 de la préfecture de police de Paris qui, après avoir arrêté 59 jeunes résistants juifs – dirigés par Henri Krasucki, futur secrétaire général de la CGT, puis 71 Juifs combattants des FTP-MOI (francs-tireurs partisans – main-d’œuvre immigrée), prend en filature et arrête 68 résistants qui forment l’armature de la «main-d’œuvre immigrée» combattante. Parmi eux, 23 membres du groupe de Missak Manouchian, «Arménien, chef de bande», selon les termes de l’Affiche rouge, remis aux autorités allemandes, jugés par un tribunal militaire du 15 au 21 février 1944, et fusillés au Mont-Valérien le jour même du verdict.

En 1927, la France magnifiait le droit du sol

Olga Bancic, Juive roumaine, communiste, elle aussi condamnée à mort, est transférée à Stuttgart pour y être guillotinée, le 10 mai. Dans un poème célèbre, Louis Aragon note que : «A l’heure du couvre-feu des doigts errants / Avaient écrit sous vos photos : “Morts pour la France”.» La France, ces gibiers de Front populaire, internationalistes convaincus, communistes conspués par tous ceux qui choisiront la collaboration ou un attentisme douillet, étaient venus y travailler au moment où le pays, saigné par la Grande Guerre, était une «pompe aspirante», comme on dit désormais. La France avait su se montrer généreuse par une loi qui magnifiait le droit du sol, en 1927, et naturalisait ses nouveaux enfants en masse, avant que Pétain et son gouvernement ne l’annulent en 1940.

A l’heure des commémorations nationales, il est salutaire de faire de l’histoire, avec le livre de Dimitri Manessis et de Jean Vigreux : après avoir consacré une biographie au communiste italien Rino Della Negra (1), héros du Red Star («l’étoile rouge», donc), fusillé avec Manouchian à l’âge de 20 ans, les deux historiens nous plongent Avec tous tes frères étrangers (2) dans l’histoire de la MOE (main-d’œuvre étrangère), devenue MOI, main-d’œuvre immigrée, au moment où, avec la récession économique, on entonne : «La France aux Français», on prône des quotas et on affrète des trains spéciaux pour procéder à la «remigration», déjà, de 140 000 mineurs polonais renvoyés de l’Hexagone en 1934-1935.

C’est contre l’occupant nazi et la police française de Vichy que sont créés les FTP-MOI au printemps 1942. Entre-temps, centristes, libéraux et hommes de droite avaient, dès 1938, dans le gouvernement qui met fin au Front populaire, sonné l’hallali contre les réfugiés juifs, les immigrés et les républicains espagnols, qui avaient eu le tort de s’opposer au coup d’Etat de Franco, posant les fondements de ce que l’historien Gérard Noiriel a justement appelé «les origines républicaines de Vichy», décrets policiers et camps de rétention inclus.

Tendons l’oreille et soyons attentifs aux résonances et aux échos, à ce que Michaël Fœssel a nommé un risque de «récidive». Manouchian et les sien·n·e·s ne se sont pas battus pour cette «France à l’envers» (Alya Aglan) qui est celle de Vichy, du FN-RN et de ses «victoires idéologiques». Ils ne sont pas morts pour la «loi immigration», la fin du droit du sol, la destruction des services publics, l’explosion des inégalités, le mensonge politique permanent et la répression policière féroce de toutes celles et ceux qui se mobilisent pour un monde humain, de Saïx (Tarn) aux cortèges nassés, gazés et tabassés entre Bastille et Nation.

Contre la confusion permanente de grands discours creux, laborieusement ânonnés avec la componction lancinante d’un mauvais acteur, contre l’atteinte à la mémoire de ces étrangers qui aimaient la France et sont morts pour elle, revenons à l’histoire, qui est toujours politique, et remettons-nous en à la poésie car, comme l’écrit Paul Eluard :

«Si j’ai le droit de dire / En français aujourd’hui / Ma peine et mon espoir / Ma colère et ma joie / Si rien ne s’est voilé / Définitivement / De notre rêve immense / Et de notre sagesse / C’est que ces étrangers / Comme on les nomme encore / Croyaient à la justice / Ici-bas, et concrète […] : Leur vie tuait la mort / Au cœur d’un miroir fixe / Le seul vœu de justice / A pour écho la vie / Et, lorsqu’on n’entendra / Que cette voix sur terre / Lorsqu’on ne tuera plus / Ils seront bien vengés / Et ce sera justice.»

(1) Rino Della Negra, footballeur et partisan, Montreuil, Libertalia, 2022.

(2) Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI, Montreuil, Libertalia, 2024.

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Emmanuel Macron ou la «commémorite» à géométrie variable, par Johann Chapoutot

Le gouvernement commémore à tout-va et ne rate pas une occasion de se montrer, parfois même en présence du RN comme lors de l’hommage aux époux Manouchian. En 2023, il a à peine salué les 80 ans du programme du Conseil national de la Résistance. Un texte qui condamnait injustice et violence sociale.

Emmanuel Macron lors de l’intronisation des corps de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon, le 21 février 2024. (Christophe Petit Tesson/REUTERS)

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 21 mars 2024 à 5h28

On pourrait appeler «commémorite» la compulsion pathologique à détourner les morts et à multiplier les occasions de créer un contexte censé créer concorde ou unanimité. François Hollande raffolait de l’exercice, que le centenaire de la Grande Guerre lui offrit. Son successeur multiplie aussi les occasions d’ânonner des homélies laborieuses et pour le moins inopportunes. Le pensum infligé aux époux Manouchian, en présence des représentants du RN, parti fondé par des anciens membres de la Waffen SS, de la Milice et des tortionnaires de la guerre d’Algérie fascinés par le IIIe Reich, constitue un sommet du n’importe quoi macronien. Celui qui venait de faire voter la «loi immigration», qui, dès 2016, rendait une visite complice à Philippe de Villiers, avant de remarquer finement que les «kwassa-kwassa» pêchaient «du Comorien», celui qui avait gourmandé sa Première ministre, coupable de rappeler que le RN avait des origines pétainistes, qui avait fait attribuer à ce parti deux vice-présidences de l’Assemblée nationale, qui en avait repris et légitimé tous les thèmes et le lexique – non sans, il est vrai, redécouvrir, trois mois avant chaque échéance électorale, qu’il s’agissait du mal absolu –, ce même personnage, dont l’injustice sociale est le mantra, rendait hommage à des résistants étrangers, immigrés, et communistes.

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Politique

21 mars 2024abonnés

Si elle a suscité un hommage rapide au Conseil national de la Résistance en 2023, la commémorite n’a, en revanche, pas frappé les 80 ans, ce printemps, du programme du CNR. Le 15 mars 1944, les représentants des différents mouvements de la Résistance intérieure et extérieure s’accordaient sur un programme d’action militaire (titre I), puis politique, économique et social (titre II) pour faire advenir «les jours heureux». Sans doute a-t-on jugé, parmi les communicants qui occupent le pouvoir, que le ratio bénéfice-coût de l’opération était défavorable, car le texte du CNR (dont l’acronyme a été détourné pour baptiser le fantomatique Conseil national de la refondation) est un réquisitoire cinglant contre le managérialisme néolibéral et antisocial qui dévaste le pays depuis 2017. Le programme du CNR est l’acte de naissance de la sécurité sociale. Denis Kessler, numéro 2 du Medef, ne s’y était pas trompé, qui avait salué l’élection de Nicolas Sarkozy en écrivant, en 2007, que toute politique à venir avait pour objet l’abolition du texte de 1944.

La France, un incubateur frénétique du néolibéralisme

Le CNR, qui représente toutes les tendances de la Résistance, des démocrates-chrétiens aux communistes, affirme combattre pour «un ordre social plus juste». Le texte répudie tout ce qui a mené à la crise de 1929, au fascisme, au nazisme et à la guerre : le libéralisme économique, le darwinisme social qui trie entre «ceux qui ont réussi» et «ceux qui ne sont rien», la fascination pour la violence, le pouvoir corrupteur et destructeur de l’argent, l’injustice économique et sociale, l’injustice fiscale, l’abandon de l’Etat et des grandes fonctions sociales aux intérêts privés et au seul profit. Lire le programme du CNR, c’est prendre la mesure de l’immense régression que l’Occident vit depuis que le néolibéralisme a instauré sa domination à la fin des années 70, et dont la France est devenue un incubateur frénétique depuis 2017 – ce dont témoignent tous les indicateurs (explosion des inégalités, progression délirante des grandes fortunes, chasse aux pauvres décomplexée, dégradation des services publics…) mais aussi la nécrose autoritaire (budget non voté, car adopté par 49-3, puis modifié par décret, au détriment des services publics, sans que la politique fiscale pro-entreprises – premier budget de l’Etat, avec environ 200 milliards d’euros par an – et pro-riches – abolition de l’ISF et flat tax – ne soit le moins du monde remise en question).

Le CNR inscrit au fronton de la République «la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général», le «retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques», mais aussi l’indépendance de la presse (on dirait aujourd’hui : des médias) à l’égard «des puissances d’argent et des influences étrangères» (alors que Bolloré et Macron ont, cet automne, conclu un pacte de non-agression), sans oublier une Education nationale digne et égale pour tous, soit la «possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents» afin que l’élite soit «constamment renouvelée par les apports populaires». On imagine Gabriel Attal éclater de rire à la lecture de ce paragraphe, ainsi que Valérie Pécresse, qui finance avec empressement des ascenseurs supplémentaires à Stanislas pendant que son vice-président en charge des lycées, l’UDI James Chéron, nie tranquillement toutes les avanies, insalubrités et farandoles de rats du lycée Blaise-Cendrars de Sevran.

On n’est manifestement pas en 1944 mais, à ce niveau d’injustice, de violence sociale et d’absurdité politique, nous sommes peut-être bien en 1788.

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Mais puisque l’on n’arrête pas de vous le répéter, la France se droitise, par Johann Chapoutot

Ce sont les chaînes d’information en continu qui le disent. Mais comment peut-on sérieusement considérer une matinale bolloréenne comme un reflet du «pays réel», expression de Maurras reprise par Macron ?

CNews et BFM le disent, des chaînes branchées en permanence dans des cabinets ministériels, soucieux de «sentir» le pays. Ici, après le Conseil des ministres du 24 janvier 2024. (Amaury Cornu/Hans Lucas. AFP)

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 18 avril 2024 à 11h07

C’est au nom du «pragmatisme», son marqueur supposé, que le «nouveau monde» de 2017 glisse sans fin vers la droite, car c’est bien la France, argue-t-on, qui se droitise. La preuve, CNews et BFM le disent, des chaînes branchées en permanence dans des cabinets ministériels, soucieux, par là, de «sentir» le pays. Peut-on sérieusement considérer une matinale bolloréenne comme un reflet du «pays réel», expression de Maurras reprise par Macron ? Un brin de sociologie révèle, avec Bourdieu, que «l’opinion publique n’existe pas» : les «sondages» n’explorent que les obsessions de leurs commanditaires qui inscrivent, en définissant les questions et les réponses, tel thème ou tel «débat» à l’agenda médiatique et politique.

Il existe bel et bien une «fabrique de l’opinion», comme le montrent les travaux de Patrick Champagne et de Loïc Blondiaux, les chaînes dites d’information en continu n’étant que les caisses de résonance de cette vox populi hâtivement construite. Grosses caisses, car le travail de journalisme (enquête, reportage, croisement des sources pour l’établissement scrupuleux des faits) y est liquidé au profit d’un plateau d’intervenants avariés – toutologues impénitents, éditorialistes immarcescibles (la séquence qui oppose Michaël Zemmour, un universitaire qui travaille et sait de quoi il parle, à FOG [Franz-Olivier Giesbert], est devenue iconique), personnalités sur le retour trop heureuses de bavasser avec l’animateur pour meubler du temps d’antenne et proposer une version cathodique du bistro, avec ses approximations péremptoires et son avachissement permanent – plateau qui ne coûte quasiment rien par rapport à un réel travail de presse.

Quand l’argent s’achète sa prophétie autoréalisatrice

Ce modèle économique a tout pour séduire le milliardaire propriétaire local, soucieux de répandre à moindres frais des idées, des mots et une grammaire politique propres à satisfaire ses objectifs – destruction de l’Etat-providence par la poursuite inconsidérée d’une politique fiscale et sociale inepte (Drahi, Saadé, à l’extrême centre), ou croisade culturelle et religieuse (Bolloré, extrême droite). L’argent s’achète ainsi sa prophétie autoréalisatrice : la France est de droite, puisqu’on ne cesse de vous le répéter.

Ce n’est pas vraiment ce que montrent d’autres enquêtes, comme celles menées par Libération depuis le premier confinement et, plus récemment, par les Echos, quotidien au bolchevisme très tempéré, ou les études qualitatives du Cevipof et de la Fondation Jean-Jaurès : des «valeurs» comme le partage, la solidarité et l’égalité apparaissent singulièrement plus populaires que la guerre darwinienne de «ceux qui ont réussi» (les héritiers, en gros) contre «ceux qui ne sont rien» et autres enfantillages macrono-lepénistes. Bizarrement, ce ne sont pas ces résultats-là qui font la une des médias d’extrême centre – droite, de plus en plus à l’unisson : d’une part, concurrence oblige, BFM se met dans la roue de CNews et, d’autre part, tout le XXe siècle en témoigne, le centre file toujours à droite, car l’ennemi est le même (le communiste jadis, l’écoterroriste, le zadiste et le décroissant aujourd’hui) et la vision du monde (sociale darwinienne, productiviste, extractiviste, technosolutionniste –, bref, capitaliste à tous crins) est, dans l’essentiel, partagée.

Et l’aile gauche de la macronie ?

Certes, il y a les questions sociétales, qui peuvent faire couiner les plus délicats des (extrême-) centristes (alias l’«aile gauche de la macronie», entité fantomatique), rebutés par les pulsions xénophobes, religieuses et plébéiennes (Hanouna) de l’extrême droite mais, en cas de second tour Le Pen-Mélenchon, le cœur balancera, et pas forcément à gauche. Les libéraux-autoritaires de 2017 (l’alliance Le Maire-Benalla) ont toujours été de droite, mais leur dérive vers l’extrême droite est, comme en témoignent le vote de la loi immigration et le pacte de non-agression Macron-Bolloré scellé à l’automne, plus rapide et plus inquiétante que ne le laissaient redouter des précédents historiques comme le virage à droite du Parti radical en 1938 (bien rappelé par Michaël Foessel dans son si intelligent Récidive) ou le hara-kiri des libéraux-conservateurs allemands à l’automne 1932, qui ont installé les nazis au pouvoir.

Parmi eux, Alfred Hugenberg : ce financier, devenu magnat de l’industrie minière, était un passionné de médias et se mit à investir dans la presse, le cinéma et la radio, créant le type de l’industriel de l’information que les Berlusconi et Bolloré allaient ensuite incarner. Animé d’une foi pangermaniste et raciste missionnaire, il inonda la presse nationale et régionale, mais aussi les films et les actualités cinématographiques de cet ethnonationalisme que les nazis partageaient. Il en fut récompensé en étant nommé ministre de l’Economie du cabinet Hitler, le 30 janvier 1933 dont, cannibalisé, il démissionna six mois plus tard. Il dut alors céder son empire médiatique à ses encombrants amis et se résigna à couler, jusqu’en 1945, de douces années à faire ce que ses amis d’extrême-centre et lui faisaient au fond de mieux : de l’argent.

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Au gouvernement, le n’importe quoi permanent des bébés Chirac, par Johann ChapoutotChronique

Pourquoi tant de sottises et d’absurdités débitées par des représentants du supposé «nouveau monde» ? Derrière la logorrhée de non-sens quasi permanent se dessine une pente très à droite qui menace la raison et la possibilité même de la vie démocratique.

Lors d’une conférence de presse d’Emmanuel Macron à Paris, le 16 janvier. (Albert Facelly/Libération)

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 16 mai 2024 à 5h20

Le récent «devoir de visite» des pères séparés s’ajoute à la lassante litanie des propos à l’emporte-pièce, ouvertures de «débats» et autres brisements de «tabous» auxquels l’exécutif, dans la droite ligne de Nicolas Sarkozy, nous a accoutumés depuis 2017. En politique étrangère, on se souvient de la consternante«coalition internationale» contre Daech et le Hamas qui, soufflée par BHL, avait réussi à embarrasser Nétanyahou lui-même. Encore une fulgurance géniale qui a affligé les diplomates ainsi que tous les spécialistes de la région, mais le «camp de la raison» n’en est pas à une absurdité près.

Exerce un non-métier, tu seras ministre et tu iras chez Hanouna

Immanquablement, la question se pose : pourquoi tant de sottises ? Il y a un problème de compétence voire, tout simplement, de niveau, c’est certain. A un observateur qui faisait remarquer que ce n’était pas un gouvernement, mais une Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté), je rétorquais que les élèves qui y sont scolarisés sont plus méritants, car ils n’ont hérité de rien – ni capital social, ni capital financier, ni rien qui les prédispose à la transhumance mécanique qui mène des bahuts privés du VIe ou du VIIe arrondissements parisiens à une école de commerce quelconque (Sciences-Po inclus), à baigner dans les petits milieux où se recrute le tout-venant de la macronie – mélange détonant de morgue, de médiocrité intellectuelle et de brutalité. Inutile de s’attarder sur les cas, abondamment documentés, des Thévenot, Bergé et autres Maillard et Bataillon, mais une étude plus exigeante s’impose sur le vivier de recrutement de ces individus : la com, le conseil, le management – bref, tout ce que David Graeber sublimait sous la catégorie des bullshit jobsoù l’on ne fait rien, où l’on ne crée rien, où l’on ne laisse ni œuvre ni héritage (sinon la destruction de ce qui a été patiemment construit) et où l’on peut officier sans autre compétence que celle de l’enfumage, qui consiste à vendre et à se vendre.

On est ainsi passé de la République des professeurs (la IIIe République, en gros, et une partie de la IVe) à celle des énarques (la Ve), avant l’avènement du supposé «nouveau monde», qui marque la prise de pouvoir des piliers de BDE, anticipée, en 2007, par les Sarko boys. Sociologues et historiens de l’éducation montrent que la bourgeoisie connaît une crispation utilitariste, accentuée par Parcoursup. Elle envoie sa progéniture dans des lieux où l’on n’apprend rien, mais qui permettent de poursuivre l’entre-soi des écoles privées et de parfaire son petit réseau. L’électorat âgé qui vote pour le «nouveau monde» trouve donc dans l’embarrassante nuée de cancres qui bavarde à la télévision une confirmation des choix effectués pour ses enfants : fais de fausses études, exerce un non-métier, tu seras ministre et tu iras chez Hanouna.

Décomposition avancée du chiraquisme

Autre paramètre, plus simplement générationnel : nous avons affaire à des bébés Chirac, c’est-à-dire à des gens qui ont identifié le pouvoir avec la rhétorique éventée du n’importe quoi permanent. On se souvient en effet que Chirac avait tutoyé l’extrême droite («facho Chirac» en 1979, 1986, 1990) avant d’être statufié en garant de la République (2002), qu’il avait été keynésien (1974), puis thatchérien (années 80), puis radical-socialiste (1994-5), avant d’être néolibéral (1995-7), puis écologiste, etc. Celles et ceux qui ont grandi avec un Zébulon pareil ont pu penser que, après tout, rien n’avait de sens puisque l’on pouvait passer son temps à mentir, à nier l’évidence (sur le front des affaires notamment), à changer de pied incessamment tout en étant un modèle de longévité politique.

La décomposition avancée du chiraquisme, c’est le «en même temps», laborieusement érigé en une triangulation qui fait perdre la boussole – mais en ont-ils jamais eu une, à part l’intérêt propre (être au pouvoir) et celui des catégories sociales (âgées et aisées) qui les élisent et les financent ? Car derrière la logorrhée de non-sens quasi permanente, il y a une pente (très) à droite, servie par cet usage fautif du langage : quand la destruction du droit du travail se fait au nom de la «bienveillance», quand le dialogue social passe par la répression policière et quand on lutte contre l’extrême droite en réhabilitant Pétain et Maurras, en votant la loi immigration et en passant un accord médiatico-politique avec Bolloré, on détruit le langage, la raison et la possibilité même de la vie démocratique. Encore un moyen de faciliter l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, qui se repaît de la détresse intellectuelle incarnée et entretenue par ce gibier de plateau télé qui nous tient lieu de pouvoir.

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Le pire a été écarté, par Johann Chapoutot

En opposant un solide barrage à l’extrême droite, les femmes et hommes de gauche, politiques, journalistes et militants ont «étonné la catastrophe». Mais c’est maintenant que la bourgeoisie, qui susurrait hier «plutôt Hitler que le Front populaire», doit réfléchir à sa responsabilité historique.

Après les résultats du second tour des législatives où le NFP est arrivé en tête, des électeurs et militants sont réunis place de la République, à Paris, le 7 juillet. (Stéphane Lagoutte/Myop pour Libération)

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 10 juillet 2024 à 14h35

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Nous avons donc «étonné la catastrophe». Grâce à celles et ceux qui, dans les mots de Victor Hugo, ont persisté, tenu bon, persévéré – sur les marchés, sur les paliers, sur les plateaux, où Clémentine Autain, Marine Tondelier, Clémence Guetté, Olivier Faure, Manuel Bompard et tant d’autres devaient affronter l’hostilité de leurs adversaires, mais aussi de ceux que l’on hésite à appeler journalistes. Avec calme, générosité et courage, ils ont expliqué et débattu. On en avait mal pour eux (comment faire face à autant de mauvaise foi et de violence ?), mais on éprouvait aussi de la gratitude et de l’admiration.

On se sentait moins seul : il y avait encore de la place, dans l’espace public, pour l’argumentation et la raison, foulées aux pieds par un pouvoir trumpiste et des éditorialistes hystériques. Malgré les interruptions permanentes, les accusations d’antisémitisme, les imputations les plus ineptes, il a fallu expliquer aux partisans de ceux qui avaient fait un trilliard de dettes qu’un programme soutenu par les économistes les plus titrés au monde n’était pas disqualifié par l’opinion d’un Giesbert ou d’une Fourest.

Les femmes et hommes de gauche ont tenu, tout comme les associations et les médias notamment indépendants. Dans la faillite générale de l’information, CNews et le groupe Bolloré ayant entraîné dans leur chute, par effet mimétique et dans une course morbide à l’audimat, les autres chaînes, concurrencées, menacées et donc quasiment alignées, il faut remercier les «indés» : Mediapart, Blast, Au Poste, le Média… Sans oublier Libération et ses révélations sur la centaine de candidats nauséabonds. Combien sommes-nous à avoir, pendant des semaines, été sous assistance respiratoire grâce à leur travail d’enquête, de reportage, de critique médiatique et politique ?

Plutôt Hitler que le Front populaire

En face ? Un effondrement intellectuel et moral dont la magnitude stupéfait. Après Hugo, relisons Marc Bloch, qui aurait bien des choses à dire sur cette nouvelle «étrange défaite» de la bourgeoisie, responsable de celle de 1940. En assistant, interdit, aux crises de panique des plateaux, cueillis à froid par l’alliance de Front populaire, on songeait à ce qu’écrit l’historien : «Un jour, il faudra faire l’histoire de cette pathétique défaite avec ses renoncements, ses lâchetés, ses malhonnêtetés, ses manipulations, ses compromissions, ses trahisons et la faillite des élites et du peuple, le renversement des valeurs et la haine nauséabonde des autres.»

Un jour ? Maintenant plutôt, car l’Arcom doit, d’ici à la fin juillet, faire respecter la loi et retirer son agrément à ce qui n’a de «chaîne d’information» que le nom. C’est maintenant que la bourgeoisie qui susurrait «plutôt Hitler que le Front populaire» doit réfléchir à sa responsabilité historique : les cadres supérieurs votaient majoritairement pour Macron, ils sont deux fois plus nombreux qu’en 2022 à avoir voté pour le RN. La Bourse de Paris, quant à elle, a bondi au lendemain du premier tour. Les milieux du capital savent bien que l’extrême droite s’allie toujours avec eux.

Et puis, de la macronie au RN, la marche était basse, le seuil aisé à franchir. En abolissant l’ISF, en subventionnant à fonds perdu les entreprises les plus riches, en multipliant les mesures liberticides, en votant la loi immigration, «offerte sur un plateau [sic]» au RN, l’extrême centre indiquait son lieu naturel. Ils ne nous ont pas détrompés ceux qui, ignorant volontairement l’histoire de ce pays, ont appelé au «ni ni», les Copé, Philippe, Bayrou, Darmanin et tant d’autres «politiciens de rencontre», disait de Gaulle. Un peu tard, certains «centristes» (on sait désormais ce que vaut ce terme), après avoir obstinément dénoncé la gauche, se sont rendu compte que, décidément, non les «extrêmes» ne se valaient pas.

Une Prisca Thevenot a fait l’expérience du racisme déchaîné par les calculs lamentables de son chef, l’ami d’Alexandre Benalla et de Bruno Roger-Petit. Un Attal a dû affronter les mensonges du JDD et du groupe Bolloré, qui diffusaient vendredi, deux heures avant la période de silence républicain, un bobard miteux et nauséabond. Un peu tard, ils se sont vaguement réveillés, après avoir donné des entretiens aux feuilles d’extrême droite et fréquenté les plateaux de CNews et d’Europe 1. Ils avaient oublié, ou l’avaient-ils jamais appris, que l’extrême droite dévore ceux qui font alliance avec elle.

L’effarante cour des miracles offerte par les candidats du RN aura fait réfléchir. Merci encore aux journaux qui ont enquêté sur ces antisémites, racistes et complotistes dont certains candidats du «centre» se sont si bien accommodés que, refusant de se désister par discipline républicaine, ils les ont fait élire : les maintiens de candidature ont été à droite, le report des voix a été beaucoup plus massif à gauche que chez les macronistes.

Voilà pour les «élites» dont parle Marc Bloch et dont on se demande bien ce qu’elles font pour mériter ce nom. Tel éditorialiste décati qui vocifère son ressentiment face à Clémence Guetté, tel tenancier de plateau qui jette «et Mélenchon ?» à la figure de Sandrine Rousseau.

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Et le «peuple», alors ? Il a voté, et il a été héroïque, lui aussi. Qu’aurait été le résultat de la gauche si les médias les plus suivis avaient fait leur travail ? S’ils avaient tous, comme France 3 Régions, fait leur travail de journalistes, en enquêtant, révélant et interrogeant ? A voir comment le saindoux du RN a fondu sous les questions, simples, factuelles, honnêtes des journalistes de France 3, on comprend mieux pourquoi l’extrême droite veut privatiser le service public d’information et pourquoi l’extrême centre le maltraite, à coups de «restructurations» ou de licenciements pour «déloyauté». Car c’est bien là que, dans une démocratie de la délibération rationnelle, une grande partie du sort du pays se joue, et à l’école.

Nous avons étonné la catastrophe. Nous ne sommes pas les premiers. Le 24 avril 1932, des élections régionales ont lieu dans un grand Land allemand, le Württemberg. La «marée monte» partout à cette époque : Hitler vient de réunir 36,8 % des voix à la présidentielle, et les législatives, provoquées par une dissolution stupide, donnent 37 % aux nazis en juillet. La poussée est contenue dans ce Land du sud : 26,4 % pour les bruns. C’est un soulagement, mais la minorité de blocage des nazis empêche la reconduction du gouvernement de centre droit, qui reste en place pour expédier les affaires courantes, sans majorité, car le parti de droite dure DNVP vomit les sociaux-démocrates et parce que le parti communiste refuse toute alliance.

Parallèlement, le Bolloré de l’époque, Alfred Hugenberg, continue à alimenter 1 600 journaux de province avec ses éditoriaux prérédigés, ses articles standardisés, et ses «éléments de langage» hostiles à la gauche. Aux élections suivantes, malgré le matraquage et l’interdiction de faire campagne pour les partis de gauche, les nazis, le 5 mars 1933, font 42 %. Ils n’ont pas la majorité non plus au niveau national (44 %) et ils ne l’ont jamais eue. Mais l’extrême centre au pouvoir avait fait son choix et nommé Hitler chancelier, avec le soutien du patronat et des médias d’un milliardaire. A méditer.

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