80e anniversaire de la Libération, Manouchian au Panthéon, trêve olympique : le Président use et abuse de ces célébrations pour imposer un récit néolibéral à mille lieues de la réalité politique et sociale vécue par les Français.
par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne
publié aujourd’hui à 7h07
A l’occasion des «Rendez-vous de l’histoire», qui se tiennent à Blois du 9 au 13 octobre 2024, les journalistes de Libération invitent une trentaine d’historiens pour porter un autre regard sur l’actualité. Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 10 octobre et tous les articles de cette édition dans ce dossier.
On subodore que la cérémonite est symptomatique des pouvoirs faibles. En son temps, François Hollande avait usé et abusé du centenaire de la Grande Guerre pour faire oublier qu’il ne faisait rien, mais le champion du badinage mémoriel est son successeur, qui a tiré parti de toutes les ressources du calendrier pour bavarder çà et là, qui a vampirisé chaque mort comme il s’approprie chaque victoire (ou chaque défaite, le forçage papouilleux imposé à Kylian Mbappé au Qatar faisant foi).
On songe à ce bon mot par lequel les Allemands tentaient de s’accommoder de Guillaume II, empereur immature et brouillon, qui changeait d’uniforme deux fois par jour – il m’était revenu en mémoire au spectacle du jeune élu de 2017 qui, chaque jour, se grimait en sous-marinier, en joueur de l’OM, en pilote de chasse, vivant sa plus belle vie d’acteur de série B – , prenait la vie pour un théâtre et inquiétait l’Europe par son inconséquence : «A la chasse, il veut être le cerf, à chaque mariage, la mariée, à chaque enterrement, le mort.»
Provocation cynique, rapport psychotique au langage…
Les cérémonies du 80e anniversaire de la Libération du territoire français ont donné lieu à des laïus dont le contenu ne laissait d’étonner. Alors que de «trêve olympique» en «consultations» juridiquement baroques, l’on procrastinait pour ne pas respecter le résultat des élections, alors que, malgré la victoire du front républicain contre l’extrême droite, on héritait d’un gouvernement dirigé par le cinquième parti de l’Assemblée nationale, composé de ministres battus, le tout soutenu par le RN, on entendait distraitement des odes à la liberté, au suffrage, à la démocratie, réitérées, toute honte bue, devant le Conseil d’Etat ou l’Assemblée générale de l’ONU.
Provocation cynique, rapport psychotique au langage, ou expression d’une «pensée perverse», comme la définit précisément le sociologue Marc Joly dans un livre paru le mois dernier. La perversité au pouvoir c’est, plus que le mensonge permanent, une subversion complète des rapports entre le langage – considéré non comme une voie d’accès au réel et à l’autre, mais comme pur instrument domination – et la réalité – travestie, trahie, niée, car elle infirme à chaque instant les principes, les postulats et les raisonnements du locuteur.
Il faut nier avec constance le réel
En ce sens, la «pensée perverse» est peut-être bien le mode d’expression idoine du pouvoir en contexte néolibéral : comme la politique du gouvernement va contre les intérêts de l’écrasante majorité des citoyens et, au-delà, du vivant dans son ensemble, il faut mentir en permanence, jusqu’à ne plus savoir où l’on en est du réel ni ce que l’on dit. Pire, comme la politique néolibérale est un échec (le désastre macronien, des 1 000 milliards d’euros de dette supplémentaires en sept ans au discrédit universel de la France sur la scène internationale, en passant par l’affaissement économique et la destruction opiniâtre des services publics, source de misère massive, de rancœurs sans fin et de déclassement d’un pays qui dévisse, en est un exemple paradigmatique), il faut nier avec constance le réel et détruire jusqu’au sens des mots.
C’est donc avec «bienveillance» et «respect» que l’on va détruire le droit du travail et rendre la vie de millions de citoyens impossible ; c’est par «esprit de responsabilité» que l’on va gouverner avec le RN au mépris de tous les contrats électoraux passés avec les Français depuis 2017 ; c’est parce que l’on incarne le «camp de la raison» que l’on va construire l’A 69, agrandir les aéroports, organiser les jeux d’hiver de 2030 et placer au ministère de l’Ecologie, couronnement d’une étonnante procession de nullités, une amatrice de forçages pétroliers (forages forceurs de puits en fin de vie).
La manifestation d’un phénomène d’individus sans mémoire ni principe
Emmanuel Macron n’est que la manifestation d’un phénomène plus large qui a pour noms, depuis les années 90, Berlusconi, Nétanyahou, Bolsonaro, Trump, Boris Johnson – soit des individus sans mémoire ni principe, qui sont prêts à dire absolument n’importe quoi et à faire absolument tout pour conserver un pouvoir qu’ils ont généralement beaucoup de mal à rendre. Ils ont beau faire quelques génuflexions réglementaires devant la «démocratie» (ou la «République»), on constate surtout leur dilection pour les putschs (6 janvier 2021 à Washington, 8 janvier 2023 à Brasília), à nier le résultat des élections ou à ne pas en tenir compte (France), à détruire l’Etat de droit en minant la justice et la Cour suprême (Israël), à corrompre, tricher et voler (Berlusconi, mais aussi en France, où l’Elysée a juré la perte d’Anticor…).
C’est là que l’on revient aux commémorations : la pensée perverse y trouve matière à faire un «événement» et à mettre en scène des «éléments de langage», sans qu’aucune réflexion sérieuse ne soit consacrée à la date commémorée : on sait que les gaullistes (honneur à eux, quand on les entend aujourd’hui), les communistes, Missak Manouchian et tant d’autres se sont battus contre la corruption (de la presse et du pouvoir), le libéralisme économique (qui avait mené au désastre de la crise de 1920, de la dépression et du fascisme), et un pouvoir solitaire, inepte et gâteux (celui de Pétain et de ceux qui, aujourd’hui encore, persistent à lui rendre hommage).