Intelligence artificielle : Arthur Mensch et Mistral AI, le réseau du plus fort ?

A 32 ans, le patron de Mistral AI, licorne portée par toute la macronie et valorisée aujourd’hui à 6 milliards d’euros, entend rivaliser avec Meta, Google, OpenAI… Mirage ou réalité ? «Libé» retrace une success story éclair teintée de doutes.

Arthur Mensch, cofondateur de Mistral AI, le 28 octobre à Paris. (Cyril Zannettacci/VU’ pour Libération)

par Arthur Cerf

publié le 28 octobre 2024 à 19h36

Ça démarre mal. Déjà, ça s’appelle le Chat. C’est un robot conversationnel du type ChatGPT, mais français. Au printemps 2024, on lance la conversation :

«Qui est Arthur Mensch ?

 Arthur Mensch est un développeur de logiciels et un contributeur actif à la communauté open source […]. En plus de son travail dans le développement de logiciels, Arthur Mensch est un musicien accompli et un passionné de musique électronique. Il vit actuellement à Berlin, en Allemagne.

— T’es sûr ?

— Je suis désolé, il semble que j’ai fait une erreur dans ma réponse précédente. Après vérification, Arthur Mensch n’est pas un développeur de logiciels ou un contributeur open source connu. Il est possible que je me sois trompé dans ma réponse en raison d’une confusion avec une autre personne portant le même nom.

— Merci d’avoir vérifié. Ce malentendu dissipé, peux-tu m’en dire plus sur Arthur Mensch ?

— Je suis désolé, mais je n’ai pas pu trouver d’informations fiables sur une personne nommée Arthur Mensch. Il est possible que cette personne ne soit pas une figure publique ou qu’elle n’ait pas de présence en ligne significative.»

Essayons encore : quand on demande au Chat qui sont ses créateurs, il cite trois noms qui ne sont pas ceux des fondateurs de Mistral AI ; quand on réclame la date de création de la société, il répond 2018 (raté) ou 2020 (encore raté, la bonne réponse est 2023). Dans le jargon de l’intelligence artificielle, ce type d’erreurs porte un nom : hallucination.

Il y a de quoi se frotter les yeux. Avec ses cheveux impeccablement ébouriffés, Arthur Mensch est le visage français de l’intelligence artificielle. A 32 ans, il est donc à la tête de Mistral AI, une société valorisée à près de 6 milliards d’euros et qui en a déjà levé 1 milliard depuis sa création, portée aux nues comme le champion européen de l’intelligence artificielle… Dès le départ, le trentenaire prévenait la concurrence dans le Financial Times : «We compete with everybody.» En bon français : «On prend tout le monde.»

Une drôle de licorne

En dix-huit mois, on l’a vu : sur scène avec Emmanuel Macron lors du grand salon VivaTech ; en conférence dans la Silicon Valley ; en photo dans le New York Times ou le Wall Street Journal ; dans tout ce que la presse compte de classements étonnants, 45e dans la liste des Français les plus riches de Challenges, l’une des 100 personnes les plus influentes de l’IA selon Time – dont le propriétaire se trouve être directeur général de l’éditeur de logiciels Salesforce, investisseur dans Mistral – ou encore, le 22 mai, face à une assemblée de sénateurs grisonnants le scrutant avec un mélange de fascination et d’inquiétude sur l’avenir. Dans la French Tech, pluie de louanges : c’est un «talent extraordinaire», un «petit génie», «un exemple qu’on aimerait voir se reproduire», le chouchou d’Emmanuel Macron, qui faisait encore la promotion de Mistral AI dans une interview publiée le 9 octobre dans le magazine américain Variety. Drôle de licorne, avec un président de la République comme VRP et des levées de fonds pilotées par des boîtes américaines.

L’édito de Dov Alfon

Intelligence artificielle : Arthur Mensch, le mystère Mistral

Idées et Débats

28 oct. 2024

«Dans la Silicon Valley, personne ne les connaît», relativise l’ingénieur français Luc Julia, concepteur de l’assistant vocal Siri et auteur de l’ouvrage l’Intelligence artificielle n’existe pas (First, 2019). «C’est une ruée vers l’or, vous allez tomber sur pas mal de vendeurs de pelles», avertit un chercheur. Du calme, donc. Quand Mistral AI annonçait un tour de table à 600 millions d’euros en juin, Open AI en levait 6,6 milliards début octobre. Dans la course aux meilleurs modèles d’IA, Mistral peut-il être un winner ?

Raconter l’histoire de Mistral AI, c’est avancer sur un fil entre purs fantasmes et réelles avancées technologiques.C’est, aussi, entrer dans la fabrique d’un champion européen de l’IA, de Strasbourg à la Californie, en passant par les dorures de la République, tenter de saisir un monde nouveau où les rois de l’IA sont considérés comme des chefs d’Etat. C’est, enfin, retracer le parcours d’un cerveau formé dans le public en train de se muer en entrepreneur à l’américaine, convoqué par une époque pour devenir un genre de Sam Altman français, ou d’Elon Musk à l’européenne. En a-t-il vraiment envie ?

Arthur Mensch avec Bruno Le Maire, alors ministre de l’Economie, le 13 mai à Versailles. (Eliot Blondet/SIPA)

Il n’a pas donné d’interview depuis des mois. Après plusieurs tentatives laissées sans réponse, un rendez-vous est fixé sur un produit de son principal concurrent : Google Meet. Finalement, ce sera un bon vieux coup de téléphone. «Vous avez dix-neuf minutes avec lui», indique l’attaché de presse. C’est à l’américaine. Top chrono. «C’est la course, convient d’emblée celui qui, il y a encore deux ans, n’avait jamais dirigé une entreprise. En ce moment, je passe du temps sur le produit, sur la vente, beaucoup de temps sur le recrutement : c’est le rôle d’un CEO.» Voix tranquille, réponses sympatico-mécaniques, exercice oblige. Quand on lui dit que le Chat hallucine – phrase étonnante à écrire –, il répond comme un garagiste qui vient de jeter un œil sous le capot : «C’est assez simple : le modèle que vous avez utilisé il y a plusieurs mois, c’est un modèle qui n’était pas du tout connecté à des sources extérieures de données. La manière dont ça se résout, c’est simplement en connectant ce modèle à des sources de connaissances, à Internet, à Wikipédia…» Approche d’ingénieur : dans sa vision, comme dans son parcours, tout est une affaire de logique.

La France a un incroyable talent

Naissance à Sèvres, dans les Hauts-de-Seine, scolarité toute droite (Polytechnique, Télécom Paris, Ecole normale supérieure) et passion pour les ordinateurs. A 14 ans, il installe Linux sur son PC et découvre les joies de l’open source, des programmes informatiques dont chacun peut s’emparer, comme le lecteur VLC ou le moteur de recherche Mozilla Firefox. En 2015, premier stage à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). «L’une des raisons pour lesquelles il voulait nous rejoindre, c’est qu’on a toujours fait du logiciel libre», rappelle Gaël Varoquaux, chercheur à l’Inria, qui fut aussi l’un de ses directeurs de thèse. «Arthur est un adepte de ce qu’on appelle la recherche reproductible, explique le professeur Jalal Fadili. C’est-à-dire que j’écris un papier et pour prouver ma thèse, je mets à disposition mes codes et mes résultats afin que la communauté puisse s’en emparer.» Ils se souviennent d’un étudiant «brillant», «un peu réservé», «un peu dans son monde», du genre à faire des randonnées ou des «hackathons», soit des retraites où des geeks se retrouvent pour résoudre un problème informatique sur une période donnée. «Pas d’appétence particulière pour l’entrepreneuriat, pointe le chercheur Julien Mairal. On ne se disait pas qu’il deviendrait PDG d’une boîte valorisée à plusieurs milliards.» Une thèse à intitulé difficile, «Apprentissage de représentations en imagerie fonctionnelle» en l’occurrence, 200 pages mêlant mathématiques, informatique, algorithmique… et en anglais. Jalal Fadili, qui fut le président du jury de sa soutenance, fait partie des fans : «C’est Arthur, quoi : il fait tout bien.»

Quand Mensch présente sa candidature au CNRS, Google – qui a accueilli les plus grands, tel le futur Prix Nobel de physique Geoffrey Hinton – frappe à la porte, via DeepMind, une société entre la start-up et le laboratoire, cofondé par un autre Prix Nobel (de Chimie, celui-là), Demis Habassis. Le jeune chercheur hésite, passe des heures avec ses professeurs au téléphone… «C’est quelqu’un qui a une conscience aiguë de l’intérêt public, croit Jalal Fadili. Quand on fait de la recherche fondamentale dans le public, on a plus de liberté, on peut bosser sur un sujet de niche et ouvrir un horizon pas encore perceptible.» Gaël Varoquaux a lui aussi droit à un coup de fil : «Il se posait beaucoup de questions : est-ce qu’il allait pouvoir faire de la science de qualité ? Une entreprise comme Google a beaucoup plus de ressources de calculs à sa disposition et les salaires y sont cinq fois plus élevés…» Effet de fuite des cerveaux : en 2020, Mensch file chez Google, mais reste à Paris, où la firme a ses bureaux. A 28 ans, il a un pied en France, l’autre en Amérique.

Gaver le perroquet de données

Pour comprendre la suite, prenons un peu de recul : depuis son apparition dans le domaine scientifique en 1956, l’intelligence artificielle a connu des hypes et des désillusions, des hivers dans les années 70 et 80, des gels des financements… Depuis une dizaine d’années, l’IA connaît un nouveau printemps avec l’essor des intelligences artificielles génératives et des LLM, les grands modèles de langage. Créer un LLM, c’est inventer ce qu’Emily Bender, chercheuse en linguistique computationnelle à l’université de Washington, a appelé un «perroquet probabiliste» : autrement dit, ces IA ne savent pas penser comme les humains, mais les imiter, à grand renfort de statistiques.

D’abord, il faut un «réseau neuronal», soit un type d’architecture informatique avec des neurones artificiels tous reliés en fonction de leur voisinage sémantique, selon des milliards de paramètres. Ensuite, nourrir le perroquet, le gaver de données, beaucoup de données : c’est la phase d’entraînement du réseau neuronal. Puis, le réseau neuronal évalue la probabilité qu’un terme succède au suivant. En vérité, c’est même un peu plus qu’un perroquet : un LLM peut prédire la suite d’une phrase, remplir un texte à trou. Exemple. Si on prend le début de phrase : «Arthur Mensch est un…», le modèle attribuera une certaine probabilité aux occurrences «scientifique», «entrepreneur», «patron de Mistral AI». Sauf hallucination, auquel cas il parlera d’un musicien berlinois.

Depuis 2012, et la victoire du réseau neuronal AlexNet lors d’une grande compétition annuelle nommée ImageNet, le boom de l’IA repose sur un paradigme : big is beautiful, les modèles les plus performants sont ceux entraînés sur les plus grands jeux de données, donc les plus coûteux, les meilleurs modèles sont les plus gros modèles, ce qui renforce les plus gros acteurs. En 2022, OpenAI lance ChatGPT 3.5 et Google sort son modèle Chinchilla. La course est lancée, les concurrents publient de moins en moins et se font secrets sur leurs résultats. Chez DeepMind, l’équipe s’agrandit. Parmi les pionniers, Arthur Mensch, qui se pose de nouvelles questions, ou toujours les mêmes : partir ou bien rester ? La France ou l’Amérique ? A la Big Tech, il préfère la start-up nation. «J’ai toujours eu à cœur de promouvoir une excellence technologique en Europe, résume-t-il. DeepMind, c’était très bien, hein, simplement, on avait l’opportunité de faire quelque chose nous-mêmes et de faire différemment.» Super pitch.

Les cofondateurs de Mistral AI, Guillaume Lample, Timothée Lacroix et Arthur Mensch, le 15 septembre 2023. (Renaud Khanh/Andia)

En avril 2023, Arthur Mensch dépose les statuts de Mistral AI avec deux jeunes comme lui, Guillaume Lample et Timothée Lacroix, passés par les labos de Meta pour mieux en revenir. Ils veulent aller vite, avec une petite équipe, de l’agilité et de l’open source, c’est-à-dire publier leurs modèles en accès libre, philosophie reproductible toujours. La French Tech se met en ordre de bataille. Les fondateurs d’Alan, une licorne française spécialisée dans la santé, entrent au capital. L’ancien secrétaire d’Etat au Numérique Cédric O enfile le costume de «consultant-fondateur». «Dans le monde, il doit y avoir une cinquantaine de personnes qui maîtrisent parfaitement les technologies de l’IAdéclarait-il aux Echos en janvier 2024. Les trois cofondateurs en font partie.» Il achète 17 610 actions à 1 centime.

«C’est un malpoli»

Dès le départ, tout va très vite. En quelques mois, Mistral devient la nouvelle tête de gondole de la start-up nation. Trois mois après son lancement, elle annonce lever 105 millions d’euros, notamment auprès de Xavier Niel, Rodolphe Saadé ou Eric Schmidt, l’ancien patron de Google. En juin 2023, Arthur Mensch s’affiche avec Emmanuel Macron. En décembre 2023, nouvelle levée : 385 millions d’euros. La start-up sort un modèle nommé Mistral 7B, pour un robot entraîné sur 7 milliards de paramètres, contre 175 milliards pour son concurrent d’Open AI. L’équipe s’agrandit, les modèles aussi, Mistral 8x7B, Mistral Large, le Chat… La licorne s’étend, ouvre un bureau à Londres, un autre aux Etats-Unis. Pour son premier anniversaire, encore une levée : 600 millions d’euros. Les actions de Cédric O valent désormais plusieurs dizaines de millions.

Maintenant la question : que valent donc les modèles de Mistral AI ? Le pitch repose sur plusieurs idées. La première : faire aussi bien que la concurrence, avec moins de moyens. «Ça impressionne moins que ChatGPT, analyse Julien Mairal de l’Inria. Ils doivent se positionner sur un segment plus raisonnable : Mistral, ce sont des modèles qui évoluent, plus légers et qui coûtent moins cher à faire tourner.» «L’enjeu, c’est l’IA frugale, insiste Jalal Fadili. On arrête avec le big is beautiful, on n’a pas besoin de modèles surparamétrés, on n’est pas obligés de scrapper tout le Web en faisant fi des droits d’auteur. » La deuxième : l’open source. Contrairement à ses concurrents, la start-up se targue de mettre une partie de ses modèles à la disposition des développeurs, qui peuvent s’en emparer et en faire ce qu’ils veulent, les adapter à une langue, une culture européenne.La troisième : c’est donc un enjeu culturel, de soft power et de souveraineté. «Aujourd’hui, quand on parle de Mistral, on parle de la position de la France et de l’Europe dans l’industrie numérique», resitue Gaël Varoquaux. «Quoi qu’il arrive, c’est important d’avoir des acteurs qui ne sont pas uniquement aux mains des Américains», juge Julien Mairal. Une dernière, plus troublante : tout un tas de gens n’y comprennent rien, et ont peur de rater le train.

Le 21 novembre 2023, Pascal Rogard, directeur de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), attend Arthur Mensch dans son bureau. Ici, il a reçu les plus grands : le patron de Netflix, Reed Hastings, des pontes de Microsoft, Google… A 9 heures du matin, les cafés sont prêts, les croissants également. A 9h30, toujours personne. Quand il demande des nouvelles, on lui répond qu’Arthur Mensch a oublié leur rendez-vous. L’entrevue est remise à la semaine suivante. La veille, nouvelle annulation. Alors pour Pascal Rogard, ce n’est plus un petit génie ou un entrepreneur qui en veut. «C’est simple, dit-il. C’est un malpoli.» Preuve qu’on ne lève pas des millions par centaines sans s’attirer quelques critiques.

Tout va de plus en plus vite, y compris la législation. Fin 2023, les négociations sur l’AI Act, le règlement européen sur l’intelligence artificielle, avancent entre, d’un côté, les pro-innovation et de l’autre, les pro-régulation. Le point de crispation : l’obligation, prévue par la loi, pour les entreprises d’IA de publier un résumé détaillé des données utilisées pour entraîner leurs modèles. La France cherche à constituer une minorité de blocage avec l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie. Bercy et l’Elysée font pression pour protéger les start-up. «Pour la première fois dans son histoire, la France a renié ses valeurs historiques sur le droit d’auteur, estime Pascal Rogard, de la SACD. Tout cela pour faire plaisir à Mistral.» L’entreprise est en première ligne du lobbying. Cédric O manœuvre en coulisses. «Son lobbying était légitime mais aussi insistant, raconte Brando Benifei, rapporteur du projet de loi. Il rencontrait des membres du Parlement, il utilisait son influence, il a été si insistant que ça a fini dans la presse.» Le 2 février, après sept mois d’opposition, la France accepte finalement de valider l’AI Act. Sollicité par Libération,l’ancien commissaire européen Thierry Breton n’a pas répondu.

«On n’a rien dit derrière des portes fermées, on a été parfaitement transparents sur ce qu’on disait, reprend Arthur Mensch. La chose à réguler, ce sont les applications de la technologie, ce qu’on en fait, plutôt que la technologie qu’on utilise.» Sur la question du droit d’auteur, le jeune PDG se veut optimiste. «Aujourd’hui, on est en relation amiable avec les ayants droit, parce qu’on cherche à trouver des solutions pour que la valeur soit bien partagée, dit-il. A ce titre, on travaille avec des médias, des auteurs, pour le faire correctement. On travaille aussi avec les ayants droit pour trouver une implémentation de l’AI Act sur le sujet de la transparence sur le jeu de données d’entraînement qui convienne à tout le monde.» Interrogé sur le rôle du conseiller fondateur par la commission des affaires économiques du Sénat, le jeune PDG répondait ceci : «Je pense qu’il y a une crispation française sur les allers-retours entre le privé et le public. A ce titre, je pense que ce n’est pas une bonne frustration, je pense que ça facilite plutôt la communication, et cette communication est importante. Cédric O n’a aucun conflit d’intérêts dans sa participation à Mistral.»

«Nous vivons dans une bulle»

Fin février, nouveau coup de tonnerre. Mistral AI annonce un partenariat avec le géant Microsoft. «Nous étions en colère car Mistral n’a pas été honnête, explique l’eurodéputé Brando Benifei. Ils faisaient pression en nous disant qu’on réduisait leur compétitivité par rapport aux entreprises américaines, tout en gardant le secret sur leur accord avec Microsoft.» Plusieurs députés européens écrivent une lettre à la Commission pour demander une enquête sur le lobbying exercé par la start-up française. Sur X toujours, Arthur Mensch écrivait que l’annonce avait donné lieu à des «interprétations créatives» «C’est un petit investissement passif, au titre d’un petit partenariat de distribution, comme on aurait pu en faire plein avec Snowflake, Amazon, Google… Aujourd’hui, on est tout à fait indépendants et on maintient cette indépendance dans notre structure et notre gouvernance et surtout dans la manière dont on distribue les modèles.» Sur X, l’assistant parlementaire Kai Zenner publiait ceci : «Mistral AI n’a plus rien du champion européen indépendant que nous avions en tête au moment des négociations sur l’AI Act.» Peut-il seulement l’être ?

Arthur Mensch le pense toujours : «Aujourd’hui, on promeut une entreprise mondiale dont le quartier général se trouve en France. C’est notre ambition de rivaliser avec eux, on a démontré qu’avec le capital qu’on avait pu lever, on avait réussi à faire des modèles qui étaient compétitifs avec ceux de nos concurrents. Nos derniers modèles sont tout à fait au niveau des modèles d’Open AI, il n’y a aucune raison que ça s’arrête, et ça ne va pas s’arrêter.» Les spécialistes attendent de voir, certains parlent d’une perte d’indépendance : «Quand on est acteur de ce monde, on a besoin de ressources de calculs, il y a un risque de se rendre dépendant, éclaire Gaël Varoquaux. On est sur des investissements dingues, avec des risques de pertes de contrôle et de vassalisation.»

D’autres critiques ne tardent pas à affleurer : pour protéger ses secrets de fabrication, Mistral ne publie qu’une partie de ses modèles en open source. «Aujourd’hui, assure Arthur Mensch, on promeut un modèle beaucoup plus ouvert que nos concurrents. Je suis persuadé que l’open source, c’est ce qui permet d’avoir le niveau de décentralisation dont on a besoin pour les technologies aussi importantes pour l’humanité.»

Plus globalement, le secteur de l’IA fait face aux doutes sur l’éclatement d’une bulle. A l’été 2024, la course se poursuit, les gros bouffent les petits : Amazon a recruté les équipes de la start-up Adept, Google a embauché celle de Character, et Aleph Alpha, la cousine allemande de Mistral, a mis le genou à terre après la publication d’une enquête du Manager Magazin. D’une voix sereine, Arthur Mensch relativise : «L’importance de l’IA générative est, aujourd’hui et dans les années qui viennent, absolument incontestable. C’est une technologie frontière, qui va changer la manière dont on crée du logiciel, la manière dont on travaille dans les entreprises. C’est une technologie qui va prendre du temps à être adoptée, mais fondamentalement, assez puissante pour tout changer là où on l’utilise.»

Une inconnue, pas des moindres, demeure sur le modèle économique : «la question à 600 milliards de dollars sur l’IA» selon David Cahn, associé de Sequoia Partners, un fonds d’investissement de la Silicon Valley. «Ce qu’on observe, poursuit Arthur Mensch, c’est qu’il y a effectivement beaucoup d’investissements, chez nos concurrents aussi, pour accélérer cette adoption-là. Entre les investissements et le retour, il y a un temps de latence et un peu d’incertitude, mais ce qui est certain, c’est que le retour sera présent.» Tout est sous contrôle. Gaël Varoquaux nuance : «Nous vivons dans une bulle, mais ce n’est pas une bulle creuse, ce qu’il y a derrière la bulle, ce n’est pas vide.»

«Il n’a pas pris la grosse tête»

Pour parler des intelligences artificielles génératives, l’ingénieur Luc Julia emploie déjà le passé. «C’est une aberration écologique et il y a zéro modèle économique.» Selon le professeur Jalil Fadili, Mistral fait face au même défi : «Au-delà de la viabilité économique, il reste la question de la soutenabilité du modèle d’un point de vue environnemental et énergétique.» Arthur Mensch en convient : il y a là un sujet. «C’est un enjeu majeur, qu’on a toujours eu en tête, en particulier parce que c’est quelque chose qui est plus important et plus considéré en Europe, concède-t-il. Aujourd’hui, on a la meilleure technologie pour faire des petits modèles qui se déploient sur des téléphones et des ordinateurs. Ça permet d’éviter de faire des déploiements sur le cloud. C’est une des manières de réduire l’empreinte carbone de nos modèles.» Approche d’ingénieur : un problème, une solution.

Contrairement à ses homologues américains, il réfute l’idée selon laquelle l’humanité courrait un risque existentiel face à l’intelligence artificielle. «C’est un débat absurde, tranche-t-il. La question de la perte de contrôle, c’est une distraction par rapport à d’autres sujets qui sont plus importants, comme la diversité culturelle, les sujets de modération, les questions de sûreté. Ce serait une distraction d’aller regarder ce qui se passerait si les technologies qu’on construit devenaient autonomes. Ça ne veut rien dire.» Hier chercheur dans le public, voilà Arthur Mensch dans le costume d’un entrepreneur à l’américaine, voire d’un ambassadeur de l’IA, tels Altman ou Musk«Une chose le distingue de tous ces gens-là, souligne Gaël Varoquaux. Arthur a gardé une rigueur intellectuelle et scientifique. Il n’a pas pris la grosse tête, il n’est pas dans une posture délirante et il n’a pas d’ego démesuré comme Elon Musk. Est-ce que la société française serait rassurée de voir émerger un Elon Musk en France ? Pas forcément.» Pour le comprendre, Jalal Fadili donne un indice. «Quand il a sorti le Chat, la première chose qu’il a faite, c’est publier un papier, dit-il. Dans l’âme, ça reste un ingénieur.»

Le problème des hallucinations persiste. La solution : «Le sujet des hallucinations nécessite de considérer cette technologie comme un ensemble de systèmes complexes, qui ont des entrées et des sorties, et qui sont connectés à des sources de données mises à jour en permanence, plutôt que comme un modèle pur», détaille Arthur Mensch.

Il convient d’ailleurs de le préciser : six mois après notre premier essai sur le Chat, les fautes sont corrigées. Désormais, quand on demande au robot qui est son créateur, bingo : «Arthur Mensch est un entrepreneur français, cofondateur de Mistral AI, une start-up basée à Paris spécialisée dans le développement de modèles de langage avancés. Mistral AI a été créé en avril 2023 et se concentre sur l’innovation dans le domaine de l’intelligence artificielle, en particulier les modèles de langage de grande taille.» Et c’est déjà pas si mal.

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