Le gouvernement commémore à tout-va et ne rate pas une occasion de se montrer, parfois même en présence du RN comme lors de l’hommage aux époux Manouchian. En 2023, il a à peine salué les 80 ans du programme du Conseil national de la Résistance. Un texte qui condamnait injustice et violence sociale.
par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne
publié le 21 mars 2024 à 5h28
On pourrait appeler «commémorite» la compulsion pathologique à détourner les morts et à multiplier les occasions de créer un contexte censé créer concorde ou unanimité. François Hollande raffolait de l’exercice, que le centenaire de la Grande Guerre lui offrit. Son successeur multiplie aussi les occasions d’ânonner des homélies laborieuses et pour le moins inopportunes. Le pensum infligé aux époux Manouchian, en présence des représentants du RN, parti fondé par des anciens membres de la Waffen SS, de la Milice et des tortionnaires de la guerre d’Algérie fascinés par le IIIe Reich, constitue un sommet du n’importe quoi macronien. Celui qui venait de faire voter la «loi immigration», qui, dès 2016, rendait une visite complice à Philippe de Villiers, avant de remarquer finement que les «kwassa-kwassa» pêchaient «du Comorien», celui qui avait gourmandé sa Première ministre, coupable de rappeler que le RN avait des origines pétainistes, qui avait fait attribuer à ce parti deux vice-présidences de l’Assemblée nationale, qui en avait repris et légitimé tous les thèmes et le lexique – non sans, il est vrai, redécouvrir, trois mois avant chaque échéance électorale, qu’il s’agissait du mal absolu –, ce même personnage, dont l’injustice sociale est le mantra, rendait hommage à des résistants étrangers, immigrés, et communistes.
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21 mars 2024abonnés
Si elle a suscité un hommage rapide au Conseil national de la Résistance en 2023, la commémorite n’a, en revanche, pas frappé les 80 ans, ce printemps, du programme du CNR. Le 15 mars 1944, les représentants des différents mouvements de la Résistance intérieure et extérieure s’accordaient sur un programme d’action militaire (titre I), puis politique, économique et social (titre II) pour faire advenir «les jours heureux». Sans doute a-t-on jugé, parmi les communicants qui occupent le pouvoir, que le ratio bénéfice-coût de l’opération était défavorable, car le texte du CNR (dont l’acronyme a été détourné pour baptiser le fantomatique Conseil national de la refondation) est un réquisitoire cinglant contre le managérialisme néolibéral et antisocial qui dévaste le pays depuis 2017. Le programme du CNR est l’acte de naissance de la sécurité sociale. Denis Kessler, numéro 2 du Medef, ne s’y était pas trompé, qui avait salué l’élection de Nicolas Sarkozy en écrivant, en 2007, que toute politique à venir avait pour objet l’abolition du texte de 1944.
La France, un incubateur frénétique du néolibéralisme
Le CNR, qui représente toutes les tendances de la Résistance, des démocrates-chrétiens aux communistes, affirme combattre pour «un ordre social plus juste». Le texte répudie tout ce qui a mené à la crise de 1929, au fascisme, au nazisme et à la guerre : le libéralisme économique, le darwinisme social qui trie entre «ceux qui ont réussi» et «ceux qui ne sont rien», la fascination pour la violence, le pouvoir corrupteur et destructeur de l’argent, l’injustice économique et sociale, l’injustice fiscale, l’abandon de l’Etat et des grandes fonctions sociales aux intérêts privés et au seul profit. Lire le programme du CNR, c’est prendre la mesure de l’immense régression que l’Occident vit depuis que le néolibéralisme a instauré sa domination à la fin des années 70, et dont la France est devenue un incubateur frénétique depuis 2017 – ce dont témoignent tous les indicateurs (explosion des inégalités, progression délirante des grandes fortunes, chasse aux pauvres décomplexée, dégradation des services publics…) mais aussi la nécrose autoritaire (budget non voté, car adopté par 49-3, puis modifié par décret, au détriment des services publics, sans que la politique fiscale pro-entreprises – premier budget de l’Etat, avec environ 200 milliards d’euros par an – et pro-riches – abolition de l’ISF et flat tax – ne soit le moins du monde remise en question).
Le CNR inscrit au fronton de la République «la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général», le «retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques», mais aussi l’indépendance de la presse (on dirait aujourd’hui : des médias) à l’égard «des puissances d’argent et des influences étrangères» (alors que Bolloré et Macron ont, cet automne, conclu un pacte de non-agression), sans oublier une Education nationale digne et égale pour tous, soit la «possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents» afin que l’élite soit «constamment renouvelée par les apports populaires». On imagine Gabriel Attal éclater de rire à la lecture de ce paragraphe, ainsi que Valérie Pécresse, qui finance avec empressement des ascenseurs supplémentaires à Stanislas pendant que son vice-président en charge des lycées, l’UDI James Chéron, nie tranquillement toutes les avanies, insalubrités et farandoles de rats du lycée Blaise-Cendrars de Sevran.
On n’est manifestement pas en 1944 mais, à ce niveau d’injustice, de violence sociale et d’absurdité politique, nous sommes peut-être bien en 1788.