En opposant un solide barrage à l’extrême droite, les femmes et hommes de gauche, politiques, journalistes et militants ont «étonné la catastrophe». Mais c’est maintenant que la bourgeoisie, qui susurrait hier «plutôt Hitler que le Front populaire», doit réfléchir à sa responsabilité historique.
par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne
publié le 10 juillet 2024 à 14h35
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Nous avons donc «étonné la catastrophe». Grâce à celles et ceux qui, dans les mots de Victor Hugo, ont persisté, tenu bon, persévéré – sur les marchés, sur les paliers, sur les plateaux, où Clémentine Autain, Marine Tondelier, Clémence Guetté, Olivier Faure, Manuel Bompard et tant d’autres devaient affronter l’hostilité de leurs adversaires, mais aussi de ceux que l’on hésite à appeler journalistes. Avec calme, générosité et courage, ils ont expliqué et débattu. On en avait mal pour eux (comment faire face à autant de mauvaise foi et de violence ?), mais on éprouvait aussi de la gratitude et de l’admiration.
On se sentait moins seul : il y avait encore de la place, dans l’espace public, pour l’argumentation et la raison, foulées aux pieds par un pouvoir trumpiste et des éditorialistes hystériques. Malgré les interruptions permanentes, les accusations d’antisémitisme, les imputations les plus ineptes, il a fallu expliquer aux partisans de ceux qui avaient fait un trilliard de dettes qu’un programme soutenu par les économistes les plus titrés au monde n’était pas disqualifié par l’opinion d’un Giesbert ou d’une Fourest.
Les femmes et hommes de gauche ont tenu, tout comme les associations et les médias notamment indépendants. Dans la faillite générale de l’information, CNews et le groupe Bolloré ayant entraîné dans leur chute, par effet mimétique et dans une course morbide à l’audimat, les autres chaînes, concurrencées, menacées et donc quasiment alignées, il faut remercier les «indés» : Mediapart, Blast, Au Poste, le Média… Sans oublier Libération et ses révélations sur la centaine de candidats nauséabonds. Combien sommes-nous à avoir, pendant des semaines, été sous assistance respiratoire grâce à leur travail d’enquête, de reportage, de critique médiatique et politique ?
Plutôt Hitler que le Front populaire
En face ? Un effondrement intellectuel et moral dont la magnitude stupéfait. Après Hugo, relisons Marc Bloch, qui aurait bien des choses à dire sur cette nouvelle «étrange défaite» de la bourgeoisie, responsable de celle de 1940. En assistant, interdit, aux crises de panique des plateaux, cueillis à froid par l’alliance de Front populaire, on songeait à ce qu’écrit l’historien : «Un jour, il faudra faire l’histoire de cette pathétique défaite avec ses renoncements, ses lâchetés, ses malhonnêtetés, ses manipulations, ses compromissions, ses trahisons et la faillite des élites et du peuple, le renversement des valeurs et la haine nauséabonde des autres.»
Un jour ? Maintenant plutôt, car l’Arcom doit, d’ici à la fin juillet, faire respecter la loi et retirer son agrément à ce qui n’a de «chaîne d’information» que le nom. C’est maintenant que la bourgeoisie qui susurrait «plutôt Hitler que le Front populaire» doit réfléchir à sa responsabilité historique : les cadres supérieurs votaient majoritairement pour Macron, ils sont deux fois plus nombreux qu’en 2022 à avoir voté pour le RN. La Bourse de Paris, quant à elle, a bondi au lendemain du premier tour. Les milieux du capital savent bien que l’extrême droite s’allie toujours avec eux.
Et puis, de la macronie au RN, la marche était basse, le seuil aisé à franchir. En abolissant l’ISF, en subventionnant à fonds perdu les entreprises les plus riches, en multipliant les mesures liberticides, en votant la loi immigration, «offerte sur un plateau [sic]» au RN, l’extrême centre indiquait son lieu naturel. Ils ne nous ont pas détrompés ceux qui, ignorant volontairement l’histoire de ce pays, ont appelé au «ni ni», les Copé, Philippe, Bayrou, Darmanin et tant d’autres «politiciens de rencontre», disait de Gaulle. Un peu tard, certains «centristes» (on sait désormais ce que vaut ce terme), après avoir obstinément dénoncé la gauche, se sont rendu compte que, décidément, non les «extrêmes» ne se valaient pas.
Une Prisca Thevenot a fait l’expérience du racisme déchaîné par les calculs lamentables de son chef, l’ami d’Alexandre Benalla et de Bruno Roger-Petit. Un Attal a dû affronter les mensonges du JDD et du groupe Bolloré, qui diffusaient vendredi, deux heures avant la période de silence républicain, un bobard miteux et nauséabond. Un peu tard, ils se sont vaguement réveillés, après avoir donné des entretiens aux feuilles d’extrême droite et fréquenté les plateaux de CNews et d’Europe 1. Ils avaient oublié, ou l’avaient-ils jamais appris, que l’extrême droite dévore ceux qui font alliance avec elle.
L’effarante cour des miracles offerte par les candidats du RN aura fait réfléchir. Merci encore aux journaux qui ont enquêté sur ces antisémites, racistes et complotistes dont certains candidats du «centre» se sont si bien accommodés que, refusant de se désister par discipline républicaine, ils les ont fait élire : les maintiens de candidature ont été à droite, le report des voix a été beaucoup plus massif à gauche que chez les macronistes.
Voilà pour les «élites» dont parle Marc Bloch et dont on se demande bien ce qu’elles font pour mériter ce nom. Tel éditorialiste décati qui vocifère son ressentiment face à Clémence Guetté, tel tenancier de plateau qui jette «et Mélenchon ?» à la figure de Sandrine Rousseau.
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Et le «peuple», alors ? Il a voté, et il a été héroïque, lui aussi. Qu’aurait été le résultat de la gauche si les médias les plus suivis avaient fait leur travail ? S’ils avaient tous, comme France 3 Régions, fait leur travail de journalistes, en enquêtant, révélant et interrogeant ? A voir comment le saindoux du RN a fondu sous les questions, simples, factuelles, honnêtes des journalistes de France 3, on comprend mieux pourquoi l’extrême droite veut privatiser le service public d’information et pourquoi l’extrême centre le maltraite, à coups de «restructurations» ou de licenciements pour «déloyauté». Car c’est bien là que, dans une démocratie de la délibération rationnelle, une grande partie du sort du pays se joue, et à l’école.
Nous avons étonné la catastrophe. Nous ne sommes pas les premiers. Le 24 avril 1932, des élections régionales ont lieu dans un grand Land allemand, le Württemberg. La «marée monte» partout à cette époque : Hitler vient de réunir 36,8 % des voix à la présidentielle, et les législatives, provoquées par une dissolution stupide, donnent 37 % aux nazis en juillet. La poussée est contenue dans ce Land du sud : 26,4 % pour les bruns. C’est un soulagement, mais la minorité de blocage des nazis empêche la reconduction du gouvernement de centre droit, qui reste en place pour expédier les affaires courantes, sans majorité, car le parti de droite dure DNVP vomit les sociaux-démocrates et parce que le parti communiste refuse toute alliance.
Parallèlement, le Bolloré de l’époque, Alfred Hugenberg, continue à alimenter 1 600 journaux de province avec ses éditoriaux prérédigés, ses articles standardisés, et ses «éléments de langage» hostiles à la gauche. Aux élections suivantes, malgré le matraquage et l’interdiction de faire campagne pour les partis de gauche, les nazis, le 5 mars 1933, font 42 %. Ils n’ont pas la majorité non plus au niveau national (44 %) et ils ne l’ont jamais eue. Mais l’extrême centre au pouvoir avait fait son choix et nommé Hitler chancelier, avec le soutien du patronat et des médias d’un milliardaire. A méditer.